Les écrans nuisent-ils à la lecture ?

Les livres papier perdent du terrain au profit des écrans. Ce raz-de-marée numérique pourrait-il miner notre capacité de concentration et de mémorisation? Des experts s’interrogent.

Mettre les pieds au Séminaire de Sherbrooke, c’est un peu remonter le temps. Ses longs couloirs ponctués de portes en bois et ses murs tapissés de photos sépia rappellent les collèges d’autrefois.

Pourtant, il y a sept ans, cette école secondaire privée a pris le virage de la modernité. Elle a mis les livres papier de côté. Les livres scolaires et les romans proposés dans les cours de français sont passés sur tablette électronique.

L’avantage numéro un de la tablette, c’est un avantage logistique, dit Félix Arguin, professeur de français au Séminaire.

On n’a plus à gérer les oublis de matériel, le roman laissé dans le casier.

Félix Arguin, professeur de français au Séminaire de Sherbrooke.
Félix Arguin.

Félix Arguin est professeur de français au Séminaire de Sherbrooke.

Photo : Radio-Canada

 

Le professeur y voit d’autres avantages. La tablette électronique facilite le travail en équipe. On peut partager ses notes de lecture avec des camarades ou avec le professeur, y ajouter des photos ou des vidéos.

On peut aussi cliquer sur un mot pour obtenir sa définition ou aller directement sur Internet pour s’informer sur le contexte historique auquel fait référence un auteur.

Engouement pour le numérique

 

Le Séminaire de Sherbrooke est loin d’être un cas unique. Au Québec, depuis sept ans, plus de 200 écoles secondaires ont demandé aux élèves de s’équiper d’une tablette ou d’un ordinateur personnel en classe, surtout au privé.

Pour certains experts, le livre numérique permet de contrer le désintérêt des jeunes pour la lecture. C’est ce que pense Thierry Karsenti, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation.

Dans un contexte où les jeunes lisent peu et où l’engouement pour les nouvelles technologies est remarquable, il faut miser sur le livre numérique.

Thierry Karsenti, professeur à l’Université de Montréal
M. Karsenti tient une tablette électronique dans les mains.

Thierry Karsenti est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation.

Photo : Radio-Canada

 

Chaque année, le chercheur effectue des sondages auprès de 2000 élèves du secondaire.

Selon ses chiffres, seulement 5 % des élèves lisent des livres papier par plaisir. Lorsqu’ils goûtent à l’interactivité des livres numériques, 35 % trouvent du plaisir à la lecture.

C’est encore trop peu, mais c’est un début, conclut-il.

Des yeux perturbés

Tous ne partagent pas son enthousiasme. Dans l’histoire de la lecture, le virage numérique est encore récent. Certains s’inquiètent de ses impacts à long terme.

À Paris, Thierry Baccino est l’un des pionniers de ce nouveau domaine de recherche. Chercheur en psychologie cognitive, professeur à l’Université Paris 8, il étudie les impacts de la lecture sur écran depuis 20 ans.

Il s’est d’abord intéressé à la fatigue oculaire. On a mesuré les mouvements des yeux lorsqu’ils se posent sur une tablette, raconte-t-il.

Plus spécifiquement, le chercheur a demandé à des volontaires de lire une nouvelle de Maupassant sur trois supports différents : sur papier, sur une liseuse qui reproduit l’effet du papier ou sur une tablette rétroéclairée de type iPad.

Les volontaires qui lisaient sur une tablette rétroéclairée clignaient moins souvent des yeux. C’est comme lorsqu’on conduit sur une route monotone et que notre système oculaire oublie de faire des clignements, illustre le chercheur.

Les yeux deviennent piquants, rouges. À terme, cela peut provoquer des maux de tête ou même des problèmes oculaires.

Thierry Baccino, chercheur en psychologie cognitive
M. Baccino regarde un livre.

Thierry Baccino, chercheur en psychologie cognitive à l’Université Paris 8, étudie les impacts de la lecture sur écran depuis 20 ans.

Photo : Radio-Canada

 

Thierry Baccino a aussi constaté qu’en moyenne, on lit moins vite sur un écran rétroéclairé.

Il faut savoir que l’œil humain, lorsqu’il lit, distingue quatre lettres à la fois. Cette zone correspond à la vision fovéale où l’acuité visuelle est maximale.

Il existe aussi une vision périphérique ou parafovéale. Grâce à elle, l’œil anticipe les lettres à venir.

On s’est aperçu que la vision parafovéale est réduite lorsque la luminosité est forte, explique-t-il. L’œil va donc multiplier le nombre de fixations.

Quel impact sur la concentration et la mémorisation ?

Ce qui inquiète le plus Thierry Baccino et d’autres chercheurs dans le domaine, c’est la perte de concentration et de mémorisation.

Les hyperliens proposés dans un texte peuvent amener le lecteur à s’égarer. C’est sans parler des notifications qui peuvent s’afficher sur l’écran.

Ça peut être une publicité ou un courriel. Ça crée un sentiment d’incertitude, d’instabilité. Ça peut nuire à la compréhension, à la mémorisation.

Thierry Baccino, chercheur en psychologie cognitive
Un livre ouvert.

L’important, pensent les professeurs, est que les élèves lisent, que ce soit sur papier ou sur tablette.

Photo : Radio-Canada

 

La neuroscientifique Maryanne Wolf, professeure à l’Université de Californie à Los Angeles, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, est allée encore plus loin dans un essai intitulé Reader Come Home. The Reading Brain in a Digital World.

Elle avance que les livres numériques menacent le développement de l’analyse critique et de l’empathie.

La lecture profonde, éloignée de toute distraction numérique, permet de nous plonger dans des univers étrangers, de nous mettre dans la peau de personnages et de comprendre des points de vue différents des nôtres, explique-t-elle au téléphone.

Une question d’usage

 

Thierry Karsenti, de l’Université de Montréal, a un avis bien différent.

Il ne croit pas que la tablette perturbe nécessairement la concentration.

Oui, le livre numérique comporte des distractions, mais les jeunes qui lisent des livres papier ont tous leur téléphone cellulaire à portée de main, constate-t-il. Dès qu’il y a une vibration ou une notification, ils vont le prendre.

Qu’ils lisent papier ou qu’ils lisent numérique, la tentation est la même.

Thierry Karsenti, professeur à l’Université de Montréal.

Pour lui, ce n’est pas tant la tablette qui pose problème, mais l’usage qu’on en fait. Il faut apprendre aux jeunes à couper les notifications lorsqu’ils doivent se concentrer.

Il ne croit pas non plus que les hyperliens nuisent à la lecture.

Beaucoup d’auteurs ont dit que le but des livres, c’est de rêver et de se perdre, fait-il valoir. Alors, est-ce si négatif si un enfant se met à rêver, à se perdre sur des hyperliens?

Pas de consensus sur la lumière bleue

Les experts ne s’entendent pas non plus sur la fameuse lumière bleue émise par les écrans. Elle inhiberait la production de mélatonine, une hormone qui régule notre sommeil.

Une personne portant des lunettes regarde un écran.

L’œil humain, lorsqu’il lit, distingue quatre lettres à la fois.

Photo : iStock

 

Lorsqu’on l’interroge sur le sujet, Thierry Baccino cite une expérience où l’on a demandé à un groupe de lecteurs de lire sur une tablette ou sur un livre papier pendant quatre heures, de 18 h à 22 h. On mesurait leur taux de mélatonine.

Quand ils lisaient sur papier, il y avait un pic de mélatonine après la lecture et ils s’endormaient plus facilement, expose-t-il. Quand ils lisaient sur la tablette, il n’y avait pas ce pic d’endormissement.

Thierry Karsenti répond que la perte de sommeil varie selon le type d’activité qu’on fait sur la tablette.

Un jeune qui joue à un jeu violent, c’est certain qu’il aura plus de mal à se coucher qu’un autre qui va lire Les Misérables. Je vous garantis qu’il n’y a aucun problème à s’endormir après avoir lu quelques chapitres.

Volte-face au Séminaire

 

Au Séminaire de Sherbrooke, les craintes vis-à-vis de la lecture numérique ont fini par l’emporter sur ses attraits. En 2019, la direction a fait volte-face. Les élèves ont toujours leur tablette pour le travail en équipe, mais lorsque vient le temps de se plonger dans un roman, on les encourage à lire sur papier.

On a remarqué qu’il y avait des élèves qui avaient de la difficulté à gérer leur temps d’écran, raconte le professeur Félix Arguin. Pour eux, ça devenait une bonne chose d’offrir des alternatives.

On a pris nos responsabilités et on a dit : la tablette, quand il y a un gain pédagogique, oui. Quand le gain pédagogique est plus difficile à trouver, allons-y pour le papier.

Félix Arguin, professeur de français au Séminaire de Sherbrooke.

Certains élèves ont retrouvé les livres papier avec bonheur. D’autres ont choisi de garder leur tablette. L’important, c’est qu’ils lisent, souligne le professeur.

Sur ce point, tout le monde s’entend.

Je pense qu’il faut peut-être chercher un équilibre entre la lecture de livres numériques et la lecture des livres papier, dit Thierry Karsenti. Ce n’est pas un contre l’autre. Le but c’est d’amener les jeunes à lire des œuvres littéraires, à lire autre chose que des messages sur les réseaux sociaux.

Dominique Forget

Source : Ici Radio Canada (Le 31 janvier 2020)

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