Les marabouts de Bondoukou

Bondoukou est une ville de l’Est de l’actuelle Côte d’Ivoire. Si elle existe depuis plusieurs siècles (son existence est attestée dans le célèbre Tarikh-ès-Soudan), c’est vers le début du XVIIIe siècle que son essor est mieux connu. Et la famille maraboutique des almamys Timité devient depuis le XIXe siècle un acteur central de la ville de Bondoukou en pays Abron… témoignage d’un art du « vivre ensemble ».

Ville, islam & commerce

Le succès de Bondoukou tient à son statut de carrefour commercial (symbolisé par son marché) et par le développement de réseaux commerçants musulmans (incarnés par les réseaux Dyula). En ce début de XVIIIe siècle, une nouvelle géopolitique se met en place dans la zone avec l’hégémonie Ashanti (par deux fois, des invasions Ashanti forcent les habitants de Bondoukou à quitter leur ville, une fois entre 1726-1740, puis en 1820). Mais Bondoukou ne cesse de croître économiquement entre le XVIIIe et le XIXe siècle : c’est un marché à la croisée de plusieurs routes, entre la côte, l’hinterland et le puissant royaume Ashanti. Parmi les différents commerces qui y sont négociés figurent les traites esclavagistes, avec la route des caravanes vers le Sud en direction de la côte et des esclavagistes européens.

Au XIXe siècle, Bondoukou est un centre urbain important (dont l’estimation démographique varie entre 3000 et 8000 habitants), tandis que son environnement rural est organisé par les autorités Abron. Naturellement, la division entre les mondes urbain et rural n’est pas aussi schématique : les autorités dialoguent et organisent les recoupements des espaces publics, les populations vivent ensemble et les familles s’entrecroisent. Tout un système d’organisation juridique et social structure les relations.

«Marchand Dyula de Bondoukou en voyage», par Charles Monnier en 1892 (ANOM)

 

Ainsi les Dyulas, quoique étrangers à l’ordre politique du royaume Gyaman des Abron, disposent d’un avantage non négligeable : ils sont exemptés de tout système d’amende. Il reste cependant que l’urbanité de Bondoukou est un phénomène socio-économique porté à l’époque moderne par des élites commerçantes et religieuses musulmanes : la dimension urbaine et commerciale et la dimension confessionnelle s’avèrent intimement liées.

La course à Bondoukou : Lethbridge, Binger et Samory

À la fin du XIXe siècle, Bondoukou devient le centre de toutes les attentions géopolitiques. Dans la course au tracé de la frontière coloniale que se livrent les colonisateurs français et britanniques, Bondoukou est plus qu’une étape : celui qui parvient à s’attirer les faveurs des élites urbaines peut espérer rallier Bondoukou et son environnement à son camp. Vers la fin de la décennie 1880, une mission britannique composée de l’inspecteur Lethbridge, le major Ewart et le médecin Freeman)se rend à Bondoukou. Il en reste le témoignage de Freeman, dans Un voyage à Bondoukou à l’intérieur de l’Afrique occidentale, qui offre un paysage de la cité avec ses trois mosquées, et tout particulièrement celle où officie l’almamy :

« (…) C’est un bâtiment qui est presque carré, et qui est pourvu de deux tours : celles-ci se trouvent respectivement sur les côtés Est et Ouest. Elles ont quatre côtés, et s’achèvent au sommet par des flèches pyramidales (…) au-dessus duquel se trouve un gobelet de verre argenté, l’un et l’autre de fabrication européenne, le tout couronné par un œuf d’autruche (…). »

«Ruelle derrière la mosquée. Bondoukou», par Charles Monnier en 1892 (ANOM)

«Place et mosquée de Bondoukou», par Charles Monnier en 1892 (ANOM)

 

Il donne dans ses descriptions du marché tous les indices qui montrent la place de carrefour commercial qu’occupe Bondoukou : des couvertures de laine de Tombouctou ou Djenné, des vêtements de cotons (robes et pantalon) dont est identifiable au motif de pintade typique de Kano, l’antimoine et les sachets de cuir qui les contiennent proviennent également de Kano, des outils en fer et pointes de lance du pays Mossi ainsi que des cotonnades de la même région, des sandales et des babouches et d’autre produits en cuir travaillé qui viennent de Kano ou de Kong ou des réseaux commerçants mandingues. Freeman conclut son tour d’horizon en soulignant que le marché aux esclaves et captifs fonctionne toujours partiellement (on n’est toutefois plus aux volumes du temps de la traite Atlantique), mais qu’il a été sciemment caché aux yeux de sa délégation par les notables de la ville.

En 1892, les Français de la mission Binger atteignent à leur tour Bondonkou dans leur périple qui les mène de la côte Sanwi jusqu’à Kong, en quête de la mission Treich-Laplène. Dans leur périple du Sud vers le Nord, les hommes de Binger doivent négocier des alliances pour « tracer » la frontière face aux Britanniques. Bondoukou est une étape clé, qui a été préparée avec l’aide d’Ardjima, roi de l’Abron, qui envoie ses émissaires (dont son fils) négocier l’arrivée de Binger et de ses hommes. La colonne française loge dans la ville du 29 avril au 11 mai 1892. Elle est hébergée par un notable du nom de Sitafa.

Portrait de Sitafa dans sa cour, par Charles Monnier en 1892 (ANOM)

 

Cette fois, les descriptions de la ville sont plus précises et littéralement plus visibles : dans l’équipe, outre le célèbre interprète Louis Anno, on compte le photographe Charles Monnier qui est venu avec son matériel et qui a pris plusieurs dizaines de clichés de la ville. Si les plus célèbres photographies sont connues pour illustrer l’édition de son ouvrage Mission Binger. La France noire. Côte d’Ivoire et Soudan (Paris, Plon, 1894), toute la collection se retrouve numérisée et accessible en ligne sur le site des ANOM (Archives nationales d’Aix-en-Provence). Surtout, à l’occasion de ce passage, les Français rencontrent le véritable homme fort de la ville : l’almamy Ibrahima Timité Kitaté. Monnier en livre un double portrait : l’un littéraire, l’autre photographique.

« L’almamy de Bondoukou, Ibrahima Kitaté, est un grand vieillard, encore droit malgré ses quatre-vingt-dix ans bien sonnés. La tête est fine, la physionomie bienveillante, la parole douce et sans emphase, le geste sobre. »

Portrait de l’almamy Ibrahima Kitaté par Charles Monnier en 1892 (ANOM)

 

L’ombre de l’almamy plane au-dessous de tout le séjour de la mission de Binger à Bondoukou, de l’hébergement et l’hospitalité que leur offre Sitafa, jusqu’aux rencontres de l’équipe de Binger avec Ibrahima Kitaté ou ses émissaires qu’il dépêche quotidiennement auprès des Blancs.

Mais dans la décennie 1890, le problème réel pour Bondoukou et ses autorités n’est pas la colonne de Binger ou les gesticulations coloniales franco-britanniques. Dans la dernière décennie du siècle, la vrai sujet est Samory Touré. Le grand chef dyula étend l’influence de son empire jusqu’à atteindre Kong et Bondoukou… qu’il finit par envahir dans la dernière phase de son règne, provoquant une rupture politique : les autorités de la ville affichent leur hostilité à Samory et préfèrent l’alliance avec la France – puissance perçue alors (à tort) comme lointaine et temporaire dans cette partie de l’Afrique. Le célèbre sac de Kong par les sofas (guerriers) de Samory en 1897, dans sa politique finale de « terre brûlée », trouve en écho la destruction de Bondoukou. La fuite vers Kong étant désormais impossible (à la différence des deux précédentes évacuations de l’histoire de la ville), les habitants et habitantes de Bondoukou se réfugient en grande partie vers la colonie anglaise voisine. C’est alors que les principaux manuscrits musulmans de Bondoukou sont détruits, et qu’a disparu une majeure partie des traces historiques de l’histoire de la ville.

La famille maraboutique Timité

Au final, une grande partie des témoignages d’histoire immédiate ou de mémoires contemporaines du XIXe siècle ont été consignées au lendemain de la destruction de la ville par Samory, dans le recueil du capitaine Benquey, chef du cercle de Bondoukou 1898-1906. Ce geste correspond autant à un projet politique (restaurer l’histoire d’un allié au lendemain de la défaite de Samory en 1898) qu’administratif (comprendre l’organisation sociale et institutionnelle de la ville). Cette notice est aujourd’hui conservée aux Archives nationales de Côte d’Ivoire. Elle constitue l’ultime cliché de la ville au XIXesiècle. La figure qui domine de ce document est incontestablement le jeune almamy Timité, héritier d’Ibrahima Timité Kitaté. Le capitaine Benquey dresse son portrait en 1903 :

« Il a été un des premiers à comprendre que notre installation dans le pays n’était pas provisoire, comme le croyaient la plupart des indigènes qui pensaient qu’aussitôt Samory chassé ou pris, nous repartirions vers la côte.

C’est pour cela qu’au moment de l’insurrection de l’Assikasso il s’est joint à M. Lamblin, commandant le cercle, qui voulait essayer de débloquer le poste et qu’il l’a suivi jusqu’au bout.

Il est presque certain que son attitude si fermement favorable à notre égard nous a évité un soulèvement des Abron.

Par sa pondération et sa finesse dans le règlement des différends qui lui sont soumis, il a acquis une grosse influence non seulement sur les musulmans mais aussi sur tous les indigènes de la région.

Les plus grands chefs Abron n’hésitent pas à lui demander conseil.

Lorsqu’il a fallu désigner le successeur du roi défunt, deux compétiteurs se trouvaient en présence, ce qui a causé de nombreuses et longues discussions.

Toutes les réunions avaient lieu chez l’Almamy dont on réclamait les avis et les conseils (…) »

 

Portrait du jeune almamy Timité décrit par le capitaine Benquey («La Côte d’Ivoire par les textes» de Guy Cangah et Simon-Pierre Ekanza)

 

Les descendants de la famille maraboutique de Timité conservent cette influence socio-religieuse tout au long du XXe siècle. Trop souvent, l’histoire de cette famille maraboutique a été réduite à un accommodement avec la colonisation. La réalité est plus complexe : les marabouts de Bondoukou, ou plus précisément les almamys successifs, ont eu à cœur de ménager le subtil écosystème socio-politique de Bondoukou en intelligence avec le royaume Abron. Cependant, ils sont loin d’être passifs face à la politique puisque, après avoir su jouer avec la colonisation, ils deviennent les premiers représentants du PDCI-RDA à Bondoukou.

L’un héritiers les plus célèbres de cette tradition maraboutique est l’almamay Mahama Timité Koundouss (né en 1881 et mort en 1988 à 107 ans), imam de Bondoukou de 1960 à 1988, à qui la vox populi accorde plusieurs miracles : il a été conseiller de Félix Houphouët-Boigny, et il a hérité de Baba Ali Timité, lui-même figure du militantisme de la première heure du PDCI-RDA à Bondoukou.

Portrait de l’almamy Mahama Timité Koundouss (plumelibre.net)

Jean-Pierre Bat

Source : Libération (France)

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