L’effarante dictature de la célébrité

Les critères de valeurs de notre société avant tout basés sur la notoriété donnent le pouvoir à des personnes incompétentes dont la seule qualité est d’être connues.

Il faut absolument essayer de comprendre le problème de la célébrité avant qu’il ne nous anéantisse. Certes, ça fait des générations qu’on le planque sous le tapis à mesure que le show et l’attention du public supplantaient Dieu et la recherche d’un but collectif dans la sphère publique, mais ces dix dernières années, la célébrité a rompu ses vieilles chaînes et a tout englouti. Regardez où nous en sommes, maintenant.

Il y eut un temps, pas si lointain, où visibilité et notoriété étaient des objectifs difficiles à atteindre. La prolifération des chaînes de télévision les ont rendues plus accessibles et l’avènement d’internet davantage encore. À la fin du siècle dernier, d’aucuns se sont tout de même inquiétés des éventuelles répercussions néfastes de ce nouveau phénomène. À quoi exposait-on vraiment les quelques êtres humains confinés dans des espaces remplis de caméras de télévision et de webcams, soumis à une surveillance constante dans le seul but d’en divertir d’autres?

Personne n’a jamais prouvé que ces craintes n’étaient pas justifiées. Et pourtant, en ce début de nouveau millénaire, la technologie permettant l’exhibition de masse est devenue accessible à tous et toutes. En novembre 2009, Twitter a lancé le bouton retweet. En décembre de la même année, Facebook a changé ses conditions d’utilisation et fait passer les posts de privés par défaut à publics par défaut. Rendez-vous compte, publics par défaut!

En octobre 2010, Instagram est arrivé. Cinq ans plus tard, les vidéos en streaming ont évolué, passant en quelques mois de nouveauté à fonctionnalité standard. Tout le monde est devenu réalisateur, tout le monde est devenu filmable. N’importe qui pouvait devenir célèbre.

On quitte la sphère du personnel

 

Qu’est-ce que la célébrité? En 2018, Justine Bateman a écrit un livre sur le sujet, intitulé: Fame: The Hijacking of Reality. Cette autrice, au sommet de sa gloire dans les années 1980 lorsqu’elle jouait dans la série Sacrée Famille, écrit sur l’expérience du vedettariat (et de son déclin) de l’intérieur. La Célébrité (avec un C majuscule), écrit-elle, était «un fourreau duquel je pouvais regarder vers l’extérieur et voir le monde tel qu’il était avant que la Célébrité n’advienne, mais aussi qui obscurcissait désormais la vision que tous avaient de moi».

La célébrité, c’est être vu·e du plus grand nombre tout en n’étant pas envisagé·e selon des critères humains et individuels. C’est une transaction non réciproque impliquant l’intérêt ou l’attention d’une des parties, selon des termes d’échange asymétriques. Justine Bateman écrit sur ce qui arrive aux célébrités constamment exposées à un public qui ne cesse de leur poser des questions sur elles afin de prolonger l’interaction: «La vedette, la personne connue, s’y fait à la longue. Elle s’y habitue et finit par l’attendre […] au bout d’un moment, on ne demande plus jamais aux autres de nous parler d’eux. On oublie, tout simplement. Ça ne fait plus partie de l’échange.» Elle ajoute: «Et on s’habitue à un tel point à cette performance qu’on oublie de se comporter autrement.»

Je ne suis pas quelqu’un d’important, mais quand je tape ma pensée du moment, c’est devant un public de la taille du stade de Fenway Park.

Aujourd’hui, quiconque possède un téléphone portable a accès à quelque chose d’approchant, sans avoir besoin de passer une audition et d’être sélectionné·e pour jouer dans une série regardée chaque semaine par des dizaines de millions de personnes. Tout le monde est exposé. Avons-nous donné notre consentement à ça? Oui, mais d’un autre côté, pas vraiment. Je présente mon travail en public, mais je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai été reconnu par un inconnu ailleurs que dans un contexte professionnel. Allez, disons deux mains. Lors des rares occasions où cela se produit, c’est tellement gênant que je m’empresse de passer à autre chose. Tout ça pour dire que je ne suis pas célèbre.

Et pourtant: selon une capture d’écran d’archive de ma page Twitter, mon compte avait 85 abonné·es en 2009. En 2010, 506. Aujourd’hui, le réseau social m’affirme que j’en ai 33.800. J’ai essayé de deviner le chiffre avant de regarder, et j’en avais estimé 6.000 de moins. Nombre de ces followers sont sans doute des bots, beaucoup ont quitté Twitter et au moins quelques-un·es sont mort·es, mais c’est justement ce qui se produit quand on atteint ce genre de valeurs: on quitte la sphère du personnel. Je ne suis pas quelqu’un d’important, mais quand je suis contrarié et que je tape ma pensée du moment, c’est devant un public de la taille du stade de Fenway Park.

L’irréalité est devenue concrète

 

Les effets sont devenus palpables au fil de la décennie. Il ne s’agit pas d’une réplique à l’échelle de notre humanité. Pas juste à cause des nazis et des trolls, ni même des inévitables malentendus faute d’avoir bien compris le contexte, mais à cause de la qualité impersonnelle d’interactions censées être personnelles. La proportion d’amis authentiques qui reçoivent vos messages diminue, à mesure qu’ils sont noyés dans les chiffres ou abandonnent et s’éloignent.

Le spectre expressif se réduit –fini les tweets sur la famille, toujours moins d’ironie déversée dans la machine à broyer le second degré. Le vieil adage que s’appliquaient les politicien·nes, selon lequel il ne faut jamais rien dire que l’on ne veuille pas voir étalé en une du New York Times, concerne désormais tout le monde et l’espace en première page est devenu réellement infini.

«Comment peut-on vouloir [indiquer où on se trouve] de son plein gré?»

Justine Bateman, ancienne actrice

 

La réponse à la surveillance est la performance, et la performance constante est la réponse à une surveillance de tous les instants. À la sphère publique et privée, les réseaux sociaux ont ajouté une troisième catégorie, quelque chose d’équivalent au statut de combattant. Les gens se sont mis à générer des identités publiques, nécessairement distinctes de leur identité privée ou même de la bonne vieille identité sociale traditionnelle.

Lors d’une interview téléphonique, Justine Bateman m’a raconté avoir constaté pour la première fois que des activités privées se transformaient en un produit public lorsque les utilisateurs ont commencé à pointer sur l’application Foursquare vers les années 2010: «Quand j’ai vu ça, sachant qu’au cours de ma vie d’avant, j’avais eu des personnes qui prenaient des notes sur les endroits où j’étais allée […], toute cette histoire de Foursquare m’a tout simplement horrifiée. J’étais tellement contente d’être libérée de [cet espionnage]. Alors à mes yeux, qu’on puisse vouloir le faire volontairement était totalement opposé à l’idée de mener une vie empreinte de liberté. Enfin comment peut-on vouloir faire ça de son plein gré?»

Mais l’alternative, c’était rester dans l’ombre pendant que tou·tes les autres devenaient toujours plus visibles. Et ce mode d’existence s’est répandu jusqu’à ce qu’internet ne suffise plus à le contenir. Des vitrines occupées par de nouveaux genres d’établissements étranges ont commencé à apparaître, censés être des musées, des magasins ou des boutiques mais qui, en réalité, n’avaient été érigées que pour servir d’environnements photogéniques. Des touristes se sont mis en quête d’eau rendue bleu vif par des déchets toxiques. Des chirurgiens plastiques ont commencé à transformer des visages pour les faire correspondre aux filtres d’Instagram.

Partout, l’irréalité est devenue concrète. On signale des personnes qui ornent leurs propres intérieurs de décors muraux photogéniques afin que leurs invités aient un fond sur lequel poser. Ou bien ils achètent simplement un rideau à franges synthétique doré, ou encore installent des surfaces en trompe-l’œil à mettre sous leurs plats, pour que tout puisse converger vers le même genre de visuels. La vie physique s’organise autour de la moyenne algorithmique; l’environnement simulé devient le seul valable.

Trump a-t-il une identité intérieure?

 

Dans la seconde moitié de la décennie passée, un homme qui avait déjà connu la célébrité grâce à diverses anciennes formes de médias et de publicité a engagé une poignée d’acteurs –un rideau à franges humain–pour l’ovationner pendant qu’il annonçait son ambition de devenir la personne la plus importante du monde. Il a fait une tournée dans son pays et s’est affiché devant des décors arrangés à l’avance, tandis que les caméras des télévisions câblées prenaient bien soin de ne pas filmer les sièges vides pour se concentrer sur la foule du stade disposée exprès derrière lui. Il a twitté et les gens lui ont répondu en twittant, jusqu’à ce que tout Twitter ne soit plus que le prolongement d’une seule et unique performance.

Tout ce que fait Donald Trump est une performance, une projection de ce qu’il veut que les autres pensent de lui.

Et ça a marché, tout a marché. Ça a remplacé tout ce qu’il y avait avant. Le président des États-Unis existe en tant qu’objet célèbre, pas en tant que personne; il serait capable de déclencher une arme atomique juste pour l’impression que cela ferait, pour son image de marque. De tout temps, les explosions nucléaires ont avant toute chose été une forme d’exhibition, alors pourquoi ne pas utiliser la plus impressionnante de toutes qu’il ait sous la main?

Il est à la fois facile et gratifiant, d’un point de vue émotionnel, de dire que le président n’a pas d’identité intérieure, mais cela ne paraît pas être vrai si l’on en croit les déclarations publiques de personnes affirmant l’avoir observé. Son identité intérieure (à ce qu’il paraît) semble guidée par un mélange de terreur et d’autosatisfaction, sentiments qui tantôt s’entremêlent, tantôt se courent après. Il est incapable de se sentir sécurisé, et incapable de se remettre en question.

Ce qui semble manquer, c’est cette couche intermédiaire, le moi social, l’identité qui existe en relation aux autres. Tout ce que fait Donald Trump est une performance, une projection de ce qu’il veut que les autres pensent de lui. Les décisions politiques concernant le pays ne sont qu’une série d’actions dont la substance sous-jacente, ou son absence, ne présente aucun intérêt à ses yeux.

Les nouvelles conditions de la gloire

 

Dans le monde de la notoriété abrupte et généralisée, toute autre forme de signification s’effondre. Le gentil pédagogue Mister Rogers a été supplanté par des vidéos de déballages de boîtes et de gamers sur YouTube. Le terroriste survivant du marathon de Boston est apparu, tout en charme et en cheveux, en couverture de Rolling Stone. Des gens ont bien essayé de s’indigner à l’idée que le magazine le présentait sous les traits d’une idole, mais il s’est avéré que ce n’était qu’un selfie.

Les anciennes conditions de la gloire étaient certes bancales, mais elles étaient étayées par quelque chose de concret. «Vous engagez beaucoup d’efforts dans un travail», confie Justine Bateman, «et les autres réagissent: “Wow, ça me touche vraiment” ou “j’ai énormément apprécié ce truc” ou quelque chose dans le genre. Et là votre échange est complet. Mais quand ce n’est pas le cas, si le produit, c’est seulement vous, je ne sais pas, à quoi ça répond? Où est l’échange complet? À quel moment est-ce que l’interaction est achevée? À mon avis, elle ne l’est jamais. C’est une boucle sans fin. Ce n’est jamais complet, parce que tout ce que ça dit, c’est s’il vous plaît. S’il vous plaît quoi? À vous de répondre. S’il vous plaît, faites attention à moi? S’il vous plaît, reconnaissez mon existence? S’il vous plaît, donnez-moi l’impression que je vaux quelque chose?»

En 2014, une universitaire devenue journaliste s’est sentie autorisée à expliquer dans The Baffler que Beyoncé et Kim Kardashian devaient être envisagées comme la représentation de deux formes du «travail engagé dans la production de la célébrité» –et que la distinction entre elles était que «le travail de Beyoncé est masculinisé et légitimé, tandis que celui de Kardashian est féminisé et dénigré». Toute tentative de souligner la différence entre la créatrice d’une musique qui fait un carton dans le monde entier et la vendeuse d’une application à la limite de l’arnaque devient nulle et non avenue.

À la fin de la décennie, le Guardian publiait le même argument en avançant que les autrices acclamées par la critique Jia Tolentino et Taffy Brodesser-Akner étaient en gros à mettre sur le même plan qu’une certaine Caroline Calloway, devenue une personnalité en vue après que quelqu’un d’autre a écrit un long essai pour raconter son expérience de nègre-Instagram pour elle. Le fait qu’une écrivaine ait écrit était aussi hors de propos que de se demander si le président a la moindre aptitude présidentielle. Après tout, ce sont tous des influenceurs. Et qu’est-ce qui compte davantage, finalement, que l’influence?

 

 

 

Tom Scocca

Traduit par Bérengère Viennot

 

 

Source : Slate (France)

 

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