Il a voulu voler un avion

Imaginez un gamin de seize ans, un enfant des rues, un Marocain perdu dans Paris, assez désespéré et assez habile, ayant réussi à déjouer toutes les barrières de sécurité à l’aéroport d’Orly, et qui s’est installé dans la cabine de pilotage d’un Airbus. Cette histoire est authentique.

Ni le ridicule, ni la stupidité, ni la honte ne tuent plus.

 

Imaginez un gamin de seize ans, un enfant des rues, un Marocain perdu dans la capitale, assez désespéré et assez habile, ayant réussi à déjouer toutes les barrières de sécurité à l’aéroport d’Orly, a pu entrer dans le tarmac, marcher tranquillement en direction d’un avion, un Airbus 321, a monté les escaliers de la passerelle, s’est introduit dans l’appareil, a ouvert la porte de la cabine de pilotage, s’est installé à la place du pilote et a essayé de faire démarrer l’Airbus. Il a appuyé sur tous les boutons, a poussé une manette, sans résultat. Le moteur de l’avion était éteint.

 

Donc impossible de faire bouger cet immense appareil.

 

Le gamin a dû s’amuser. On a tous rêvé un jour de piloter un avion, de s’envoler comme dans un rêve et de partir vers des horizons plus beaux, plus cléments. Lui, rêvait simplement de rentrer chez lui, au Maroc. Il ne savait pas comment procéder. Il aurait pu marcher le long de l’autoroute, il aurait pu se glisser dans un camion de marchandises. Non, lui, il a voulu aller vite et retrouver son pays. Pour cela il n’y a que l’avion. A aucun moment il n’a pensé aux difficultés sécuritaires, ni à l’impossibilité de faire voler un avion. Il avait un rêve, il a voulu le réaliser. Il n’avait pas les mêmes repères qu’un adolescent vivant normalement, dans un cadre familial, sans problèmes. Lui, tôt, a été jeté dans la rue. On ne sait pas comment il s’est retrouvé dans les rues de Paris. La presse avait évoqué la présence d’une cinquantaine de mineurs venus du Maroc et qui rôdent dans certains quartiers. Il devait faire partie de cette fournée du désespoir et du malheur.

 

Cette histoire est authentique.

 

Le tribunal de Paris va juger le gamin des rues. Après plusieurs mois en détention provisoire, il vient, le 20 décembre dernier,  d’être présenté devant une juge des enfants au tribunal de Créteil. Chef d’accusation: «avoir tenté de soustraire frauduleusement un Airbus 321»!

 

C’est sérieux. Il est poursuivi pour tentative de vol. Voler un avion cloué au sol! La juge, avec tout le sérieux du monde, a maintenu devant l’avocate du gamin, l’accusation de vol. Elle eut beau lui expliquer qu’il «voulait prendre un avion pour rentrer chez lui, pas le voler», il n’y avait rien à faire.

 

L’avocate a raconté cette histoire incroyable dans les pages du Parisien. Elle dit: «Cet enfant vivait avec une simple couverture, avec ses vêtements, il a bouché toutes les canalisations. Il fait ses besoins à même le sol. Il écrit sur les murs avec ses excréments».

 

Au moment de son arrestation, une infirmière psychiatrique, a jugé «compatible son état psychique avec la garde à vue». Aucune expertise n’a été faite.

 

Un des gardiens de prison a déclaré que chaque matin il s’attendait à son suicide. Ce pauvre gamin, a vu grand. Voler un avion! C’est le rêve d’un enfant qui ne vivait plus dans le réel, il était sorti du monde des adultes, ceux qui l’ont mis au monde pour l’abandonner dans une poubelle, comme cela arrive tous les jours dans notre beau pays.

 

Contre la détresse, contre la misère imposée à ces enfants sans défense, il y a le rêve, le rêve impossible, le rêve improbable, le rêve qui aboutit à un nouveau cauchemar, la prison et l’oubli.

 

Qui parlera pour cet enfant ainsi que pour des milliers d’autres? Qui prendra leur destin en main et les sauvera de l’horreur qu’ils subissent dans l’indifférence générale?

 

Ce gamin qui a voulu «voler un avion» n’a pas de nom. Normal. Il est né d’un hasard malheureux, dans un pays où l’avortement est interdit, où rien n’est fait pour que ce massacre des innocents ne soit définitivement enrayé dans notre Maroc, terre de tolérance et d’hospitalité, terre si clémente avec les puissants et si indifférente avec les damnés de la terre.

 

Tahar Ben Jelloun

Source : Le 360.ma (Maroc) – Le 23 décembre 2019

 

 

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