La ville de Bordeaux face à son passé négrier

Au XVIIIe siècle, la capitale de l’Aquitaine fut l’un des principaux ports négriers français.

 

Le 2 décembre 2019, pour la Journée de l’abolition de l’esclavage, la ville de Bordeaux a inauguré une sculpture « mémorielle » et des plaques explicatives pour les rues qui portent les noms de personnes ayant pratiqué la traite. Au XVIIIe siècle, son port fut l’un des principaux points dans l’Hexagone du trafic triangulaire.

La statue, en forme d’arbre, est signée de l’artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol. Elle a été inaugurée dans les jardins de l’Hôtel de ville par le maire LR, Nicolas Florian. « N’oublions jamais nos racines, (…) et ceux qui ont vécu cette terrible épreuve de l’esclavage », a déclaré ce dernier à cette occasion. Descendante d’esclaves, l’artiste a salué le geste de la cité bordelaise, « courageux et engagé, car il y a encore des blessures profondes qui sont là ». Cette statue est la troisième du genre à être installée à Bordeaux. La première, représentant Toussaint Louverture, chef de la révolution haïtienne au début du XIXe siècle et donnée par Haïti, avait été érigée en 2005 dans le Parc des berges de la Bastide. La seconde l’avait été en mai 2019 sur les quais de Garonne.

Travail de mémoire

 

Depuis une quinzaine d’années, la ville a entamé un travail mémoriel sur son passé négrier. Ce qu’en 2009, l’ancien maire Alain Juppé appelait « une politique de la juste mémoire : aider à comprendre sans anachronisme culpabilisateur, mais refuser toute amnésie ». Il précisait dans Télérama : « Comme citoyens du XXIe siècle, nous ne sommes pas coupables de ce qui a été commis au XVIIIe ou au XIXe. Il faut, comme toujours, se replacer dans le contexte de l’époque. »

Aujourd’hui, plusieurs salles du musée d’Aquitaine sont consacrées à cette période de l’Histoire. Dans le même temps, des plaques explicatives devraient être installées dans six rues de la ville portant des noms de négriers, anciens armateurs ou propriétaires de plantations. Mais le nombre de ces rues est apparemment plus important : selon les sources, il y en aurait ainsi une quinzaine ou une vingtaine.

Un esclave subit la punition du fouet. Dessin d’Eugène Ferdinand Bultura (1812-1852), fac simile au musée d’Aquitaine à Bordeaux, original au musée du Quai Branly à Paris. (AFP / MANUEL COHEN)

 

Certains souhaiteraient les débaptiser. « Nous avons comme cela à Bordeaux 22 rues qui honorent ces gens ayant commis des crimes contre l’humanité. Est ce que vous accepteriez une rue Goebbels, Hitler ? », déclarait ainsi à l’AFP en 2014 Karfa Diallo, de la Fondation du Mémorial de la traite des Noirs. Pour l’adjoint au maire chargé de l’égalité, la citoyenneté et la lutte contre les discrimination, Marik Fetouh, débaptiser ces rues est « trop complexe » et il ne faut pas « stigmatiser les descendants » de certaines familles. « Il n’est pas question (…) de tenir pour responsables des familles qui portent le nom d’armateurs de bateaux ayant transporté des esclaves. Ce serait absurde de montrer du doigt ces noms-là », déclarait Alain Juppé en 2009, toujours à Télérama.

Bordeaux, grand port négrier au XVIIIe

 

Bordeaux et son port ont participé de façon importante au système du commerce triangulaire. En l’occurrence la capture d’esclaves en Afrique (échangés contre du vin, de la farine, de l’huile, des armes, de la verroterie…), leur déportation aux Amériques, le transport des produits tropicaux ramenés en Europe (rhum, sucre, café, cacao, coton…). De Bordeaux, ces produits étaient ensuite distribués sur tout le Vieux continent. « La capitale de l’Aquitaine a déporté environ 150 000 Africains (en tout, entre 12 et 20 millions d’Africains auraient été déportés selon les sources, NDLR) et organisé près de 480 expéditions négrières de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle », rapporte le site de la chaîne Outre-mer la 1ère.

Le phénomène a donc atteint son paroxysme au XVIIIe. A cette époque, la ville était sans doute alors le second port négrier du littoral français, derrière Nantes (qui a inauguré en 2012 un mémorial de l’abolition de l’esclavage). « Nantes a beaucoup plus pratiqué la traite que la capitale de l’Aquitaine, mais Bordeaux a beaucoup plus vécu de l’esclavage que tous les autres ports », racontait en 2015 François Hubert, alors directeur du musée d’Aquitaine cité par le site Outre-mer la 1ère. Motif : son activité s’appuyait notamment sur les produits antillais fabriqués par les esclaves. Selon François Hubert, le port bordelais s’était spécialisé dans le commerce dit « en droiture » (sans transport d’esclaves). Lequel était jugé moins risqué, dans la mesure où la mortalité des esclaves sur les navires pouvait être très importante (parfois jusqu’à 50% de morts !)…

Dans le même temps, les Aquitains semblent avoir été très actifs aux Antilles. Selon François Hubert, qui cite « des recherches récentes »,  la majorité des planteurs qui vivaient dans les îles, en particulier à Haïti, venaient de Bordeaux et d’Aquitaine.

La richesse de la ville

 

Au-delà du seul cas de Bordeaux, il faut savoir que le commerce triangulaire et ses revenus ont fait « fonctionner toute l’activité économique en Europe », notamment dans les secteurs du bois et de la quincaillerie pour la fabrication des bateaux, pour les produits destinés à la côte africaine. C’est ce que rappelait en 2018 à franceinfo Afrique Fanny Glissant, coréalisatrice de la série Les routes de l’esclavage, diffusée sur France Ô et Arte. « Toute l’Europe, tous les ports atlantiques (participaient) au mouvement. Mais aussi Marseille, Sète… (…) (Le phénomène) a permis la plus grosse accumulation de richesses jamais connue jusque-là par l’humanité », ajoutait-elle.

Riche famille bordelaise au XVIIIe siècle. A droite, une servante noire tient le dernier-né dans ses bras. (AFP – MANUEL COHEN)

 

Concernant spécifiquement la cité aquitaine, le trafic négrier a, apparemment, grandement contribué à sa richesse et à son expansion. Au XVIIIe, sa population a ainsi presque doublé, passant de 55 000 à 100 000 habitants. Mais il n’y avait pas que le commerce triangulaire proprement dit : en dépit de l’interdiction, certains riches habitants avaient des esclaves à leur service.

« Pour l’ensemble du XVIIIe siècle, 3242 esclaves arrivent à Bordeaux. De nombreux esclaves accompagnant leurs maîtres comme domestiques – parfois d’anciens (…) affranchis – viennent en Aquitaine depuis les colonies. Certains (…) sont conduits à Bordeaux pour y apprendre un métier avant de retourner dans les îles », rapporte un document de l’Académie de Bordeaux. En 1777, un édit « défend à tous Noirs, Mulâtres et autres gens de couleur d’entrer à l’avenir dans le royaume » de France. Est alors instituée une « police des Noirs » qui doit notamment surveiller les allées et venues de ces personnes, empêcher les mariages mixtes…

Les traces du passé

 

Si l’on connaît encore les lieux où ont pu être enfermés certains esclaves, notamment le fort du Hâ (une plaque y a été apposée), Bordeaux ne conserve aujourd’hui que d’infimes traces de ce passé négrier. Des lieux et des traces que se propose de présenter l’association Mémoires et Partages. La fresque du plafond du Grand théâtre (1777), peinte par Jean-Baptiste-Claude Robin, montre ainsi un capitaine de vaisseau débarquant « avec des esclaves, dont une femme, les mains attachées derrière le dos ».

Mascaron, représentant une femme noire, apposé sur la façade de la place de la Bourse à Bordeaux. (MANUEL COHEN / MANUEL COHEN)

 

Dans le même temps, certains mascarons (éléments décoratifs sur des chapiteaux ou des clefs d’arc, dixit Le Petit Robert), que l’on trouve place de la Bourse, au cœur de la ville, représentent des têtes de captifs. Notamment sur le pavillon central de la place (achevé en 1755). En 2004, la vente par l’office du tourisme de Bordeaux d’une statuette représentant l’un de ces mascarons, en l’occurrence la figure d’un homme noir, avait déclenché une polémique. L’association DiversCité, avait alors dénoncé « la duplicité de la ville qui (…) exploite son passé de port négrier tout en refusant de l’assumer ». L’office du tourisme avait rétorqué qu’il s’agissait là d’un « prétexte pour créer une polémique ».

Mais c’était avant que la ville ne se lance, « avec retard » pour certains, dans un travail de mémoire sur son passé négrier. Interrogé en 2009 (toujours dans Télérama) sur le fait de savoir si le mouvement associatif avait réveillé les politiques sur ce sujet, Alain Juppé répondait : « Oui, sans doute, il a été utile. Les associations ont joué un rôle d’aiguillon… Un aiguillon, ça pique et c’est parfois désagréable ! »

La place de la Bourse, construite entre 1730 et 1755 par l’architecte Ange-Jacques Gabriel, à Bordeaux. Au premier plan, vue sur le Miroir d’eau, pièce d’eau de 130 mètres sur 42, inaugurée en 2006. (AFP – MANUEL COHEN)

Laurent Ribadeau Dumas
Rédaction Afrique
France Télévisions

Source : France Info

 

 

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