La bataille pour les données humanitaires est lancée

La conférence de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge s’ouvre ce lundi à Genève. La protection des données récoltées dans des pays en guerre risque d’être l’enjeu le plus âprement débattu.

Essayez d’imaginer un bombardement. Dans la confusion, vous voilà séparé de vos proches. Vous lancez un appel sur les réseaux sociaux pour les retrouver. Votre bouteille à la mer est noyée dans un torrent de messages haineux. Après des heures d’angoisse, un mystérieux interlocuteur assure que vos proches sont en sécurité. Il vous invite à venir les chercher. Mais comment être sûr que ce n’est pas un piège?

Ce scénario est présenté dans une exposition sur la place des Nations, à Genève. Cette installation temporaire a été montée par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à l’occasion de la conférence de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge qui s’ouvre ce lundi 9 décembre. Cet événement a lieu tous les quatre ans et réunit tous les pays signataires des Conventions de Genève ainsi que les branches nationales du mouvement fondé par Henry Dunant il y a plus de 150 ans.

Avec l’impact humanitaire du réchauffement climatique ou les effets psychologiques des conflits, la protection des données récoltées dans des pays en guerre sera l’une des questions les plus âprement débattues. En effet, les humanitaires sont eux aussi touchés de plein fouet par la numérisation du monde. A la différence qu’ils récoltent des données ultrasensibles. Une question de vie ou de mort si elles tombent dans de mauvaises mains.

La confiance, un ingrédient indispensable

 

Florence Anselmo le sait mieux que quiconque. Elle est la cheffe de l’Agence centrale de recherches. Ce service, fourni par le CICR depuis la guerre franco-prussienne de 1870, est souvent le seul fil permettant aux proches d’espérer retrouver un disparu durant un conflit. Les fiches de prisonniers de guerre, si nombreuses qu’il avait fallu réquisitionner le Musée Rath au centre de Genève pendant la Première Guerre mondiale, sont aujourd’hui remplacées par des données numériques.

Mais il est un ingrédient qui n’a pas changé au fil des siècles: «Les personnes doivent pouvoir continuer à nous solliciter en toute confiance. Il faut leur garantir que leurs données sont sécurisées et ne servent pas à des représailles», plaide Florence Anselmo, qui rappelle que la disparition d’un proche est la seule blessure de guerre qui empire avec le temps. Le CICR recherche toujours 100 000 disparus. Un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé depuis quinze ans, à cause notamment de la guerre en Syrie, en Birmanie et au Nigeria. Trois pays où les demandes de recherche ont le plus augmenté.

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Les données de l’Agence centrale de recherches sont stockées sur un serveur sécurisé hébergé au siège du CICR, à Genève. Mais, sur le terrain, c’est une autre histoire. Dans de nombreux pays où la Croix-Rouge opère, il n’y a même aucune loi protégeant les données. Les délégués n’ont donc aucun moyen légal de s’opposer à une transmission d’informations sensibles aux autorités.

Une des résolutions qui seront discutées jusqu’à jeudi à Genève est relative à la restauration des liens familiaux. «Nous visons une sanctuarisation de ces données, de la même manière que les Etats accordent un espace aux humanitaires pour qu’ils puissent venir en aide aux blessés de guerre ou aux déplacés», espère Florence Anselmo.

Dans le projet de résolution, les Etats sont appelés à «s’abstenir de demander ces données personnelles» auprès des Croix-Rouge et Croissant-Rouge locaux, qui font ensuite remonter l’information à Genève, au siège du CICR. Une exigence qui ne va pas de soi. On s’attend à des résistances de tous les pays qui brandissent leur souveraineté nationale comme un étendard. Les décisions de la conférence doivent être prises par consensus. Avec la présence à la table des négociations des sociétés nationales des Croix-Rouge et Croissant-Rouge, a priori plus pragmatiques que les gouvernements, l’organe est réputé moins polarisé que les enceintes onusiennes. Mais rien n’est joué.

Le premier besoin humanitaire

 

L’enjeu d’un espace humanitaire numérique dépasse la restauration des liens familiaux. Les populations prises dans les conflits ou frappées par les catastrophes naturelles tentent par tous les moyens de se connecter à internet pour avoir des nouvelles de leurs proches ou pour trouver de l’aide. «Quand vous les interrogez sur leurs besoins, ils commencent par vous demander du wi-fi ou votre portable pour donner et prendre des nouvelles», raconte Philippe Stoll, chargé de la recherche en communication humanitaire au CICR et qui a réalisé de nombreuses interviews avec des personnes recevant une assistance.

Les plateformes internet et les réseaux sociaux sur lesquels se connectent les civils ne sont pas sécurisés. Les données générées pourraient être utilisées pour localiser, profiler, voire cibler, certains groupes. Face à ce dilemme, le CICR a lancé une réflexion pour un concept de plateforme permettant le partage d’information entre personnes affectées et le CICR en assurant la protection légale des données échangées. Une version pilote et ciblée devrait être lancée l’an prochain. L’organisation humanitaire continue de sensibiliser les géants du web à ces enjeux. Un délégué est notamment basé dans la Silicon Valley, en Californie. Google ou Facebook ont leurs propres services permettant aux personnes séparées de se reconnecter, mais ces outils ne garantissent pas l’anonymat des utilisateurs.

Simon Petite

Source : Le Temps (Suisse)

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