En quelques années, elle est devenue l’une des meneuses les plus controversées de l’antiracisme en France. Une femme résolue à briser les tabous qui, selon elle, paralysent le débat sur les discriminations.
Il faut bien écouter Rokhaya Diallo. Pas d’agressivité dans la voix. Un choix juste de mots et d’expressions. Une politesse bien éloignée de l’excitation médiatique que ses déclarations, parfois agressives, ont fini par façonner. En cette Journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, l’intéressée répond à nos questions depuis un taxi en route pour une gare parisienne.
La veille, «Rok» a retrouvé la France après quelques jours passés au Québec, pour y parler des sujets qui jalonnent son combat: l’antiracisme, la lutte contre l’islamophobie, le carcan colonial qui continue selon elle de «paralyser» le débat français sur le multiculturalisme.
«Je ne suis pas aveugle»
Mais parlons d’abord du sort des femmes, peu enviable dans les communautés issues de l’immigration qu’elle estime discriminées et bien trop «invisibles» dans la République: «Les violences qu’elles subissent ne sont pas une caractéristique communautaire. Sinon, comme expliquez-vous les nombreux témoignages d’épouses ou de compagnes blanches, mariées à des Blancs, et frappées par eux? raconte-t-elle. Il y a en revanche un réel problème de violence intracommunautaire. Je ne suis pas aveugle. Mais je le vois aussi: lorsque le personnel de ménage des grands hôtels fait grève, toutes les grévistes ou presque sont noires de peau…»
La France arbore fièrement sa devise Liberté-Egalité-Fraternité comme structurante de son identité. Pourtant, l’histoire nous a montré que la République pouvait s’accommoder des pires tragédies humaines.
La colère est une arme qui peut aussi s’utiliser à froid. Maîtresse dans l’art d’occuper la scène médiatique française, de susciter la controverse puis de calmer le jeu, Rokhaya Diallo se garde donc bien, aujourd’hui, de laisser transparaître cette rage que lui reprochent ses détracteurs. Mieux vaut, pour cette fille d’un couple d’immigrants sénégalais, née à Paris, poser les questions qui font mal comme elle fait avec le titre de son livre La France, tu l’aimes ou tu la fermes? (Ed. Textuel, 2019). Son raisonnement? Le pays des droits de l’homme doit sortir du piège historique qu’il s’est lui-même tendu.
«La France arbore fièrement son titre de «pays des lumières» et présente sa devise Liberté-Egalité-Fraternité comme structurante de son identité, écrit-elle. Pourtant, l’histoire nous a montré que la République pouvait s’accommoder des pires tragédies humaines.» L’accusation est étayée. Le procès national peut s’ouvrir: «Il existe une oppression consubstantielle à la République […] Si nous ne sommes plus au temps des génocides ou des colonies, notre Etat actuel, héritier de structures fondées sur le racisme, en est un des vecteurs à travers ses institutions.»
Nous avions, à la fin de 2017, désapprouvé dans une chronique son éviction du Conseil national du numérique, voulu par Emmanuel Macron comme l’aiguillon de la France 4.0. Illusion bureaucratique de la porte qu’on claque… en oubliant que le débat public est une fenêtre ouverte dont Rokhaya Diallo adore déverrouiller les serrures idéologiques. Quitte à casser, au passage, pas mal de clés. Celle qui, ces dernières années, a multiplié les clashs audiovisuels pour dénoncer le racisme institutionnel et combattre «l’islamophobie», se montre avec nous apaisée.
«Je viens de voir au Québec ce qu’est une société réconciliée avec le multiculturalisme. On y reconnaît la pluralité des apports au destin national. En France, on est toujours dans le doute. On ne sait pas se dépêtrer de ce gros malaise qu’est le fait colonial.» L’historien Pascal Blanchard, auteur de Sexe, race & colonies (Ed. La Découverte), nuance: «Utiliser la colonisation à des fins politiques a tous les avantages. On peut sans difficulté se montrer réducteurs, caricaturaux, mensongers…» Réponse de notre interlocutrice: «Je dis moi que tout cela reste bien actuel. La France a toujours voulu faire rimer colonies et bienfaits. On parle d’une «œuvre» coloniale. Mais les colonisés?»
Ecrire un livre a l’avantage de mettre des mots imprimés sur une attitude. Or Rokhaya Diallo a le sens des mots, surtout lorsqu’ils dérangent. Exemple sur le voile, revenu sur le devant de la scène. Son chapitre intitulé «Le voile n’est pas incompatible avec le féminisme» tire à vue sur des comparaisons à son avis injustifiées: «Comment pourrait-on lire le foulard de manière univoque, où qu’il soit porté dans le monde? Peut-on comparer la démarche d’une citoyenne française libre avec celle d’une habitante d’un pays dont la loi opprime explicitement les femmes? […] Ici, le voile rend visibles des citoyennes dans un contexte où leur identité religieuse est minoritaire et stigmatisée.»
Une «rage calculée»
Pas étonnant que sa prise de distance avec Charlie Hebdo, avant l’attentat du 7 janvier 2015 – qu’elle a nuancée depuis, avouant avoir mal mesuré la menace terroriste – lui ait valu l’opprobre généralisé: «Rokhaya est une agitatrice lucide, explique l’animateur d’une émission de TV où elle avait autrefois ses habitudes. Elle sait que les questions raciales et religieuses sont compliquées. Mais elle est convaincue que le silence profite toujours aux mêmes. Sa rage est calculée.»
La jeune femme, engagée à gauche, souffre à l’évidence des blessures provoquées par le cynisme d’une élite socialiste que Christiane Taubira est, selon elle, bien seule à secouer: «Il a fallu attendre Macron pour que des jeunes Noirs soient élus députés! La vieille gauche considérait nos votes acquis. Ils se sont comportés comme des colons avec les banlieues.» Le déni est toujours l’engrais de la révolte.
Richard Werly
Correspondant du Temps à Paris
Profil
1978 Naissance à Paris.
2000 Maîtrise de droit international et européen.
2006 Fonde l’association Les Indivisibles.
2016 Récompensée lors des European Diversity Awards à Londres.
2017 Ecartée du Conseil national français du numérique.
2019 Publie «La France, tu l’aimes ou tu la fermes?».
Source : Le Temps (Suisse)
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