Récit – La tragique histoire du sucre aux États-Unis

Le sucre, dont les Américains abusent au quotidien dans leur alimentation, est le produit d’une histoire barbare. Sans l’esclavage, jamais l’industrie sucrière de Louisiane n’aurait pris l’envergure qu’elle a aujourd’hui. Encore aujourd’hui, ce passé façonne l’économie de l’État, ses institutions et sa vie sociale.

La raffinerie Chalmette de Domino Sugar, à Arabi (Louisiane), se dresse sur les rives du majestueux Mississippi, à environ 1 kilomètre du Lower Ninth Ward, ce quartier de La Nouvelle-Orléans où l’ouragan Katrina a rompu les digues et emporté les vies de tant d’habitants noirs. C’est la plus grande raffinerie de sucre d’Amérique du Nord. Pendant la période d’exploitation, les paquets jaunes de 2 kilos frappés du logo de la marque, que l’on retrouve partout aux États-Unis, y sont débités au rythme de 120 par minute, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Le sucre tue surtout les Noirs

 

Les États-Unis fabriquent environ 8,16 millions de tonnes de sucre par an, ce qui les place au sixième rang de la production mondiale. L’industrie sucrière américaine reçoit 4 milliards de dollars de subventions annuelles. Le secteur du sucre de canne louisianais pèse à lui seul 3 milliards de dollars et représente 16 400 emplois. La plus grande partie de ce sucre reste dans le pays, et on y ajoute entre 1,81 et 2,72 millions de tonnes importées chaque année. En moyenne, chaque Américain ne consomme pas moins de 35 kilos de sucre et autres édulcorants par an, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture. C’est presque deux fois le seuil maximal recommandé.

La consommation excessive de sucre est associée au diabète, à l’obésité et au cancer. Le sucre nous tue tous, mais il tue les Noirs encore plus rapidement. Sur les trente dernières années, le nombre d’Américains obèses ou en surpoids a grimpé de 27 % parmi les adultes, passant de 56 % à 71 %, selon les Centres de contrôle et de prévention des maladies [qui forment l’agence fédérale principale de protection de la santé publique], sachant que les Noirs sont surreprésentés dans ces statistiques. Pendant la même période, les taux de diabète ont presque triplé. Chez les femmes noires, ces taux sont presque deux fois plus élevés que chez les femmes blanches, et ils sont une fois et demie plus élevés chez les hommes noirs que chez les hommes blancs.

Onze millions d’Africains réduits en esclavage

 

L’extraordinaire marchandisation de masse du sucre, sa force de frappe économique, ses répercussions disproportionnées sur les habitudes alimentaires des Américains et sur leur santé : rien de tout cela n’était en germe, a priori, quand Christophe Colomb a fait sa deuxième traversée de l’Atlantique en 1493, emportant des cannes à sucre depuis les Canaries.

À l’époque, la culture de la canne à sucre était en effet lourde et complexe. Il fallait couper les cannes à la main et les broyer immédiatement pour en tirer le suc, sans quoi son taux de sucre se dégradait en un jour ou deux. Avant même la saison de la récolte, il fallait abattre beaucoup de bois pour qu’il serve de combustible pour faire bouillir le liquide et le réduire en cristaux et en mélasse. On trouve les premières traces de l’exploitation de la canne à sucre en Nouvelle-Guinée, il y a dix mille ans. Puis cette culture a progressé de territoire en territoire jusqu’à être adoptée en Inde vers 350 avant J.-C. Le sucre était consommé localement et nécessitait une main-d’œuvre importante. Il ne demeurait guère plus qu’une épice exotique, un onguent médicinal ou une friandise pour l’élite [notamment en Europe]

L’introduction de l’esclavage sucrier dans le Nouveau Monde a changé la donne. “L’âge du sucre a commencé véritablement – et il a davantage changé le monde qu’aucun dirigeant, aucun empire ou aucune guerre ne l’avait fait auparavant”, écrivent Marc Aronson et Marina Budhos dans leur livre Sugar Changed the World [“Le sucre a changé le monde”, inédit en français]. Durant les quatre siècles qui ont suivi le débarquement de Christophe Colomb, tant au Mexique qu’en Guyane, au Brésil et dans les Antilles sucrières, d’innombrables indigènes ont laissé leur vie dans la récolte du sucre, et près de 11 millions d’Africains ont été réduits en esclavage – sans compter ceux qui n’avaient pas survécu à la traversée.

L’“or blanc” qui a permis de bâtir New York

 

L’“or blanc” a stimulé le commerce et fait la richesse des pays européens, permettant notamment aux Britanniques de financer leurs colonies nord-américaines. “Il y avait un commerce direct entre les colonies, ainsi qu’entre les colonies et l’Europe, mais une bonne partie du commerce de l’Atlantique était triangulaire : des esclaves depuis l’Afrique ; du sucre depuis les Antilles et le Brésil ; de l’argent et des produits manufacturés depuis l’Europe”, écrit Walter Johnson, historien de Harvard, dans son ouvrage Soul by Soul. Life Inside the Antebellum Slave Market [“Âme après âme. La vie dans le marché aux esclaves de La Nouvelle-Orléans à la veille de la guerre de Sécession”, non traduit].

Avant que des jésuites français ne plantent leur première canne à sucre en 1751 près de Baronne Street, à La Nouvelle-Orléans, le sucre était déjà une affaire très lucrative dans le New York britannique. Dans les années 1720, dans le port, un bateau sur deux soit arrivait des Antilles, important du sucre et des esclaves, soit y repartait, exportant de la farine, de la viande et du matériel destiné à la construction navale. Un commerce si rentable que les deux bâtiments les plus imposants de

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Khalil Gibran Muhammad
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