Face à l’anglais, le français a-t-il perdu d’avance? Le journaliste Frédéric Pennel veut croire que non, et les chiffres de la francophonie –800 millions de Francophones d’ici cinquante ans, selon certaines projections– l’y encouragent. Il publie Guerre des langues – Le français n’a pas dit son dernier mot aux éditions François Bourin.
Nous publions ci-dessous des extraits de son livre.
L’impérialisme du verbe
Le latin de la Rome républicaine et impériale, le grec de Byzance, l’italien et l’espagnol de la Renaissance, le français du XIIIe et du XVIIIe siècle ont dominé leurs temps. Aujourd’hui, bien sûr, l’anglais a conquis ce statut hégémonique. Certaines langues se parent ainsi, durant quelques siècles, d’un caractère «universel»: les maîtriser devient la condition sine qua non pour s’ouvrir sur le monde. […]
Ce ne sont pas forcément les langues les plus simples qui s’imposent. Même l’anglais, pourtant réputé pour sa facilité, s’avère une langue compliquée. Claude Hagège en décortique les caractéristiques pour battre en brèche ce préjugé. Il la considère comme l’une des langues les plus ardues qui soit. Son orthographe est complexe: l’anglais compte 1.120 graphèmes (unité minimale de la forme écrite) pour 62 phonèmes (unité minimale de la langue parlée) contre 190 pour 36 en français. Sans parler de la prononciation! Le linguiste prend l’exemple de la lettre «o», prononcée différemment dans chacun de ces mots: do, show, ogle, one, sword, women, shovel, worse. «La dyslexie handicape très peu les Italiens, beaucoup plus les Français, elle est un vrai fléau pour les Anglo-Saxons», poursuit Hagège. À quoi s’ajoutent encore la polysémie des mots (coach et manager regroupent plusieurs équivalents français, ayant chacun sa subtilité) et la faible correspondance des expressions anglaises et françaises (the time machine traduit par «machine à remonter le temps»). Quand on aspire à bien le parler, au-delà du basique globish, l’anglais est donc très exigeant. Il a pourtant conquis le monde!
Prenant en référence le latin, la linguiste Henriette Walter s’interroge sur le processus mystérieux qui conduit à consacrer des langues comme dominantes. Elle explique que rien ne prédisposait «un petit peuple d’agriculteurs, coincé dans un lieu de passage du Latium, dans la plaine marécageuse du Tibre», à connaître un tel succès. D’autant que deux peuples prestigieux cernaient les Romains latins: les Grecs, au sud, et les Étrusques, au nord. Les langues dominantes se seraient-elles toujours étendues à coups de glaives ou de canons? Cela peut sembler évident. La réponse n’est pourtant pas si simple […]
Seule, la force militaire ne suffit pourtant pas à imposer une langue. L’essayiste Régis Debray explique que cette force «doit s’augmenter impérativement d’un imaginaire pour enflammer les cœurs, d’un entrepôt pour remplir les ventres et d’un magistère pour occuper l’esprit». De simples chevauchées ne permettent pas de creuser un sillon et de laisser sa trace: «Parce que le Hun, le Mongol et le Tatar sont plus doués pour parcourir l’espace que traverser le temps, ce qui exige d’emmener un luth, en plus de la lance et du cheval, est requis l’artiste ou l’architecte ou l’écrivain ou le musicien ou le jardinier. L’Armée Rouge a gagné la Seconde Guerre mondiale contre le nazisme, les États-Unis ont gagné la paix qui a suivi. L’Union soviétique, après 1945, a constellé l’Europe orientale et l’Asie centrale de garnisons et de missiles, mais il n’en est pas sorti une civilisation communiste susceptible de transcender et de fédérer les quant-à-soi locaux. Manquaient le bas Nylon, le chewing-gum et le hot dog. Plus Grace Kelly et Jackson Pollock.»
La langue, pour l’emporter, doit surtout séduire. Même dans l’Empire romain triomphant, il ne faudrait pas se représenter des légionnaires imposant le latin dans les écoles des territoires conquis. Selon Henriette Walter, jamais les Romains n’ont imposé leur langue aux peuples vaincus et la transition vers la généralisation du latin s’est déroulée en douceur. Avant de disparaître, les langues autochtones sont passées par plusieurs siècles de bilinguisme: le punique était encore parlé en Tunisie à l’époque de saint Augustin au IVe siècle. Grégoire de Tours rapporte également qu’au début du VIe siècle en Gaule, c’est-à-dire sous le règne de Clovis, le celte n’avait pas encore totalement disparu.
Mais c’est une autre langue qui a tourmenté Rome. Le grec a non seulement survécu en dépit de la défaite militaire des cités hellènes face aux Romains, mais il a continué à rayonner. Par Jupiter… ou plutôt par Zeus! Ces grands conquérants peinaient à contenir l’influence du grec, irrésistible, dans la mesure où il était porté par un imaginaire très attrayant. Au point d’en être réduits à positionner des garde-fous. Régis Debray rappelle ainsi que les sénateurs romains devaient, et il s’agissait d’un ordre, ne s’adresser à leurs interlocuteurs grecs qu’en latin, la langue officielle de l’Empire. Rien n’y a fait, le grec continua de régner. L’expansion d’une langue sur un territoire ne résulte donc pas tant d’un décret que d’un attrait. Et lorsqu’est survenue la scission de l’Empire romain en deux, le grec s’est naturellement imposé dans sa partie orientale.
Sans cris ni heurts, la langue s’étend parfois plus subtilement, essaimant ses mots le long des grands axes de communication. D’oasis en bleds, de ports en havres, les routes et les fleuves en sont les principaux réseaux de diffusion. Cette langue s’introduit d’abord dans les centres marchands des villes avant d’irradier leurs faubourgs, et de finalement déborder sur les campagnes. Pour identifier les langues véhiculaires, il faut se rendre sur les marchés. C’est là, à la croisée des routes de caravanes, qu’on s’accorde sur un moyen de communiquer. En Afrique, le swahili a suivi ce chemin. Il s’est répandu sur le continent à partir de l’archipel de Lamu, situé au large de la côte kenyane et des régions limitrophes. Liée à l’Inde et au golfe Persique, la région s’est enrichie du commerce. Pour approvisionner les pachas et maharajahs de l’océan Indien, les locuteurs swahilis se sont aventurés sur le continent africain en suivant la route des chasseurs d’éléphants et des pistes d’esclaves. L’ivoire devait être recherché toujours plus profondément dans les terres. C’est ainsi que, même avec une population réduite en nombre, par leur activisme et leur capacité à tisser des liens, ils ont porté le swahili très loin au-delà de ses bornes initiales. Les pistes des caravanes l’ont tellement diffusé que les prédicateurs musulmans puis les missionnaires chrétiens (anglais notamment) se le sont approprié à leur tour pour prêcher. Aujourd’hui langue maternelle de seulement cinq millions de personnes localisées autour de Zanzibar, elle est parlée par environ 150 millions d’individus vivant au Burundi, aux Comores, au Kenya, au Mozambique, en Ouganda, en République démocratique du Congo, au Rwanda, en Somalie et en Tanzanie. C’est aujourd’hui la langue africaine la plus enseignée au monde.
En 2050, 700 millions de francophones?
[…] S’il se trouve des Chinois qui s’échinent à apprendre le français dans les Alliances françaises, ce n’est pas pour dialoguer avec deux millions de Suisses, quatre millions de Belges, sept millions de Québécois ou même 67 millions de Français francophones. C’est d’abord parce qu’il existe un Congo francophone, le Congo-Kinshasa (ou République démocratique du Congo), un pays grand comme 3,5 fois la France ou deux fois le Québec, qui pèse le poids des géants. C’est le pays de tous les superlatifs de la francophonie. Peuplé par moins de 20 millions d’habitants au moment où il prenait son indépendance en 1960, le pays frôle aujourd’hui les 80 millions d’habitants, et sa démographie continue de galoper. En clair, il s’agit du premier pays francophone par sa population, et sa capitale, Kinshasa, a déclassé Paris et Montréal comme première ville francophone au monde. Même si ce pays reste majoritairement très pauvre et traversé par des crises successives, son potentiel est immense. Et aujourd’hui beaucoup lorgnent ce gigantesque bassin linguistique.
Le Congo-Kinshasa représente le navire amiral d’une flotte composée de nombreux vaisseaux. De la Mauritanie jusqu’à Madagascar en passant par le Burkina Faso ou par l’île Maurice, le gros des troupes francophones vit en Afrique. Parce qu’il s’agit souvent de pays pauvres, encore sous-représentés dans le monde des affaires, dans la galaxie numérique ou dans les instances internationales, cette réalité demeure sous-estimée. Il s’agit pourtant de la population la plus jeune du globe. Le monde de demain se dessine donc en partie en Afrique, un continent dont le visage est pour moitié francophone. Si vous faites partie de ceux qui sont habités par l’idée que le français décline sur la planète, quittez une seconde des yeux les meetings organisés dans les quartiers chics de la start-up nation, où l’anglais est triomphant, et observez les statistiques africaines. L’explosion démographique en cours dans cette partie de l’Afrique francophone affole les compteurs: on évalue à au moins 700 millions le nombre de francophones au milieu du siècle (contre 300 millions en 2018). Ces perspectives semblent mirobolantes. Mais pas si irréalistes quand on sait que les francophones d’Afrique aspirent à ce que leur progéniture parle elle aussi français. […]
Si 85% des francophones de demain doivent vivre un jour en Afrique, la langue appartiendra beaucoup plus aux habitants établis autour du Golfe de Guinée qu’aux habitués du café de Flore. Le «LA» ne sera plus donné par la France. Et pourquoi ne pas déplacer l’Académie française de Paris vers Abidjan, Kinshasa ou Dakar? En effet, la réforme de l’orthographe ou les vicissitudes de l’écriture inclusive n’exciteront plus seulement les Français qui débattent en vase clos, comme si le français était leur propriété. En réalité, il ne l’est plus depuis longtemps et le sera encore moins à l’avenir. Que les Français, aux oreilles et aux yeux un peu trop puristes, se préparent à une révolution néo-rabelaisienne. Si des grimaces s’esquissent à la simple écoute du mot «chocolatine» ou d’un «t» à la fin d’un «vingt», ces effarouchés n’ont encore rien entendu. Des wagons entiers de nouveaux mots et d’accents en cours de germination sont prêts à tomber dans le pot linguistique commun à l’ensemble des francophones. «Siester», «réciproquer», «girapher»: avec ces simplifications africaines, ce sont les fastidieuses périphrases qui ont du souci à se faire.
Frédéric Pennel
Source : Slate (France)
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