Au Kenya, une expérience de revenu universel qui « réduit le stress » du quotidien

Dans des villages isolés, une ONG verse 20 euros par mois durant douze ans à chaque habitant. Une somme permettant des investissements qui « changent la vie ».

« 2 280 shillings » kényans, soit l’équivalent de 20 euros. C’est la somme exacte que chaque habitant du village de Magawa, à l’extrême ouest du Kenya, reçoit en début de mois.

Jennifer Owuor Ogola, « environ 70 ans », attend avec impatience ce virement sur son compte mobile Mpesa. « Le jour où je reçois l’argent, je cours au marché très tôt le matin ! », s’esclaffe, en brandissant son petit téléphone portable, cette grand-mère à la démarche pénible, croisée sur l’un des chemins de terre qui relient les maisons du village. Depuis l’arrivée de ce système, fin 2016, elle s’achète régulièrement du poisson et de la viande, a construit une cuisine, et a fait arriver l’eau jusqu’à son foyer.

« Aide directe »

 

Magawa n’est situé qu’à une heure et demie de route de Kisumu, la troisième ville du pays, mais le village est isolé au milieu d’une végétation dense. Le travail y est rare. En dehors de la fabrication de charbon de bois, une activité illégale, les seules opportunités sont de petits boulots occasionnels, notamment dans la construction.

C’est l’un des premiers villages que Give Directly a choisis pour lancer au Kenya son programme de revenu universel, étendu depuis à d’autres pays africains comme le Rwanda, la République démocratique du Congo (RDC) et le Liberia.

 

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Cette ONG américaine, financée notamment par l’Open Society Initiative de George Soros et par l’Omidyar Network du fondateur d’eBay Pierre Omidyar, défend le concept d’« aide directe » pour lutter contre la pauvreté.

Son constat se veut pragmatique : 700 millions de personnes dans le monde vivent dans l’extrême pauvreté et leur verser à tous un revenu de subsistance totaliserait 80 milliards de dollars (72 milliards d’euros), soit la moitié de l’aide au développement annuelle, affirme son site Internet, qui cite plusieurs économistes et hommes de pouvoir ayant appelé à réfléchir au principe d’un revenu universel, à l’instar de l’ancien président Barack Obama. « Nous pensons que le cash est la meilleure option : c’est simple, efficient et immédiat », explique Caroline Teti, responsable kényane des relations presse de Give Directly, dans un café populaire de Nairobi.

Un argent investi

 

Le programme, d’un coût total de 28 millions de dollars (25,4 millions d’euros), répond à trois principes : ce revenu est universel, et donc proposé à tous dans chaque village participant ; inconditionnel, c’est-à-dire sans droit de regard sur les dépenses ; et garanti sur une période donnée. A Magawa, comme dans quarante-quatre autres villages totalisant 5 000 personnes, il sera versé douze ans durant.

Son montant correspond à 0,75 dollar par jour (0,68 euro), soit la consommation moyenne d’un adulte kényan vivant en zone rurale, selon des données du gouvernement kényan et de la Banque mondiale. « C’est un revenu de base, il ne répond qu’aux besoins de base, poursuit Caroline Teti. Ici, lorsque vos revenus sont très faibles, vous gagnez un peu d’argent, vous le dépensez en nourriture, vous allez vous coucher et ce sera la même chose le lendemain. Et s’il n’y a pas d’argent, vous vous couchez en ayant faim. Le revenu de base offre la possibilité de planifier, de budgétiser les dépenses. »

 

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A Magawa, les habitants racontent que ce virement mensuel les aide à payer les dépenses quotidiennes et les factures, comme les frais de scolarité des enfants, qui est un véritable fardeau pour les ménages kényans.

Mais cet argent est surtout investi. Jackline Okotch Osodo a déjà acheté quatre chèvres. Ses yeux s’agrandissent quand elle évoque la vache qu’elle compte acquérir bientôt en revendant les chèvres, qui ont fait des petits. « Une vache me coûtera 10 000 shillings, mais elle me rapportera plein d’argent, car elle me donnera du lait et aussi des petits que je pourrai revendre », poursuit cette mère de trois enfants, occupée à préparer le sukuma wiki, un plat populaire à base de chou.

Du ciment et un toit

 

Investissement tangible, marque de prospérité, le bétail arrive en tête des investissements. Autre dépense : l’amélioration des foyers. L’argent du revenu de base permet de troquer la terre séchée pour le ciment, de refaire un toit, d’ajouter une deuxième pièce ou une cuisine à ces maisons à pièce unique, où un drap tendu délimite la chambre à coucher.

Norah Auma Opino, elle, désigne avec satisfaction deux nouvelles banquettes, soigneusement protégée par un tissu brodé, qui ornent son salon. « Maintenant, les visiteurs ont un endroit pour s’asseoir », insiste-t-elle.

Comme beaucoup, Norah met l’essentiel du virement de Give Directly dans une tontine créée avec un groupe de voisins. Elle y verse plus de 2 000 shillings chaque mois, jusqu’à ce que son tour arrive, recevant alors un petit pactole qui permet d’investir.

« Comment je survis ? Comme je le faisais avant », sourit-elle, soulignant que sa vie a changé, mais pas son quotidien. Au village, on continue de cultiver son shamba, sa parcelle de terre, et de chercher des petits boulots. A terme, Norah veut aussi lancer un petit commerce, pour vendre du sucre ou du poisson.

La vie continue donc, mais avec « moins de stress », estime de son côté Joseph Odhiambo Odwogo. « Parce que je sais qu’à la fin du mois il y a quelque chose. Je pense aussi que ma santé s’est améliorée, car avant je faisais beaucoup de charbon : j’étais parfois blessé, exposé à la fumée et à la chaleur », ajoute-t-il en gardant un œil sur ses vaches qui paissent. La fin du programme, affirme sa femme Joyce, n’est pas une source d’anxiété. « Nous savons qu’après douze ans ce sera fini. Mais d’ici là nous aurons acheté plus de bétail et nous savons que notre vie se sera améliorée. »

Alimenter la réflexion

 

L’idée de Give Directly n’est cependant pas acceptée par tous. « Moi j’ai su que cela allait m’aider mais ici, les gens pensent que de l’argent reçu sans avoir travaillé, c’est du mauvais argent. Quand Give Directly est arrivé, des rumeurs disaient qu’ils voudraient prendre nos enfants », explique Jackline. Une seule habitante de Magawa a refusé de faire partie du programme et n’a pas souhaité être interviewée. Selon l’ONG, le taux de refus est de 3 %, mais peut monter à 40 % dans certains villages. Elle décide alors de ne pas y opérer.

Give Directly est aussi consciente des critiques qui existent sur le revenu universel et admet que les études manquent pour alimenter le débat qui émerge au niveau mondial. Pour cette raison, son programme comprend également un volet recherche, confié à une équipe indépendante. « Aucune étude n’a été réalisée sur une aussi longue période. De plus, les données manquent particulièrement sur l’Afrique, hors c’est ici que l’on rencontre le plus d’extrême pauvreté », souligne Caroline Teti. Ces données, dit-elle, auront pour but d’alimenter la réflexion des décideurs et des organisations luttant contre la pauvreté.

Marion Douet

(Magawa, Kenya, envoyée spéciale)

 

Source : Le Monde

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