La déportée qui a fait gracier son bourreau : la leçon d’humanité de Noëlla Rouget

Quasi centenaire, Noëlla Rouget a mené bien des combats. Résistante, cette fervente catholique, hostile à la peine capitale, a contribué à sauver de la mort l’ancien employé français de la Gestapo qui avait précipité sa déportation à Ravensbrück.

Noëlla Rouget aura 100 ans le 25 décembre. C’est, à bien des égards, une rescapée. De l’âge, de la guerre, des camps, mais aussi de la haine. Voilà donc devant nous cette femme qui a traversé un siècle, son portrait tel qu’il nous apparaît : chevelure blanche peignée avec soin, petite croix en or enfouie dans le corsage. Et, sous ces apparences à la fragilité trompeuse, ce caractère que l’on sait d’acier trempé, on l’a appris en découvrant son destin avant cette rencontre dans une maison de retraite de Genève. Elle raconte son long voyage dans la vie, avec, au fond de la prunelle, l’ironie ou la surprise de ceux qui ont su si longtemps faire la nique à la mort.

Face à son lit, sur un secrétaire, est posée une photo d’elle prise à Angers, du temps où elle s’appelait Noëlla Peaudeau. C’était il y a une éternité ; elle avait 20 ans et une indomptable crinière de jais. La presque centenaire contemple ce cliché, cette autre elle-même, comme un pense-bête, un miroir de la mémoire, tandis qu’elle tâtonne dans les souvenirs. Et puisqu’une image est ce qui reste du temps qui passe, pour mieux se représenter son histoire, il faut ajouter une troisième figure, extraite de ses albums personnels dans les années 1960 : la voici cette fois en élégante quadragénaire, paradant dans des robes de gala à des dîners chics, ou se promenant sur les rives de la Méditerranée, en tenue d’été. Trois époques, trois femmes, et un singulier parcours…

Noëlla Peaudeau a donc 20 ans au printemps 1940, quand les Allemands débarquent dans le Maine-et-Loire. Son père, Clément, fonctionnaire des chemins de fer, sa mère, Marie, femme au foyer, lui ont enseigné l’humanisme, une morale tirée au fil à plomb et l’absolue croyance en une force supérieure. « Mes parents m’ont transmis une foi chrétienne profonde et des principes de comportement », raconte-t-elle. La gamine est placée dans le pensionnat catholique Saint-Laud, une institution réputée d’Angers. Son frère Georges sera ordonné prêtre dans les années 1930.

Amoureux et résistants

 

En raison de la guerre, Noëlla doit abandonner le rêve de suivre des études de lettres et devient institutrice à Saint-Laud. Elle enrage de voir parader l’occupant dans la ville. Lui vient très vite, vague mais tenaillante, « l’envie de les ennuyer ». Croisant un étudiant qui lui tend un tract, elle lui demande comment elle pourrait se rendre utile. Ainsi démarre son apprentissage dans la Résistance. Elle est d’abord chargée de distribuer les appels à la rébellion, puis de les fabriquer en les tirant sur des ronéos. Devenue ensuite agente de liaison, elle fait passer messages, valises et armes sur son vélo sans frein. Elle adhère en 1941 au mouvement gaullien Honneur et patrie, puis au réseau Buckmaster Alexandre Privet, monté par les services d’espionnage britanniques.

Dans l’appartement genevois de Noëlla Rouget, son portrait, alors qu’elle est âgée de 20 ans, côtoie celui de son frère Georges.
Dans l’appartement genevois de Noëlla Rouget, son portrait, alors qu’elle est âgée de 20 ans, côtoie celui de son frère Georges. ADRIEN GOLINELLI POUR « LE MONDE »

 

En ces obscures années, elle rencontre Adrien Tigeot, un bel homme au visage inquiet, au front large et franc, dont les projets se sont également fracassés sur les écueils du temps. Il a dû renoncer à des études d’ethnologie et est entré à l’Ecole normale, moins prestigieuse, à l’époque, que l’université. Il a rejoint la Résistance, dans un réseau rattaché au Front national, d’obédience communiste, et se dit tiraillé entre ses idées marxistes et une foi traversée de doutes. Noëlla et Adrien, celle qui croyait en Dieu et celui qui ne demandait qu’à y croire, se fiancent. Une photo datée du 30 mai 1943, prise à Corzé où l’instituteur est stagiaire, les montre s’amusant avec une carriole d’enfant. Les bans du mariage viennent d’être publiés quand Adrien est arrêté, le 7 juin, en même temps que deux autres camarades normaliens.

Noëlla est à son tour appréhendée deux semaines plus tard. Deux hommes de la Gestapo se présentent chez ses parents et l’emmènent. La prisonnière croit d’abord que les deux sbires sont Allemands, avant de découvrir, bien plus tard, que l’un d’eux au moins est Français. Son nom : Jacques Vasseur.

Rouage zélé et cynique

 

Ce n’est pas une de ces petites frappes, un de ces êtres sans instruction et sans étoffe que la Gestapo embauche régulièrement comme supplétifs. Il est issu d’une famille aisée, originaire du Nord, qui a déménagé à Angers. Jacques Vasseur a fait HEC à Paris. Alors que des postes séduisants lui étaient proposés ailleurs, il est revenu dans la ville où vit sa mère, Yvonne. Son père étant décédé, il entretient avec elle une relation fusionnelle et castratrice. Yvonne l’a déguisé en fille jusqu’à l’âge de la scolarité. A son procès, des années plus tard, l’homme avouera n’avoir jamais couché avec une femme, « pour ne pas faire de peine à Maman ». Dans toutes ses correspondances, il écrit « Mère » et « Maman » avec une déférente majuscule.

Une de ses grands-mères étant Allemande, il passe ses vacances d’avant-guerre chez elle, à Heidelberg (Bade-Wurtemberg). Parfaitement germanophone, il est fasciné par la montée du nazisme qu’il voit à l’œuvre outre-Rhin. En France, il adhère très vite au Parti franciste, un des grands mouvements collaborationnistes. Embauché en 1942, à tout juste 22 ans, comme simple interprète à la Sicherheitsdienst, un service de la Gestapo, il devient peu à peu un rouage essentiel du bureau d’Angers, centre important qui sévit dans tout l’ouest de la France. Il ne tarde pas à s’y faire remarquer par son zèle et son cynisme. Il sillonne la campagne, se fait passer pour un réfractaire ou un maquisard, gagne sur sa bonne mine la confiance des paysans, leur demande l’asile avant de les arrêter puis de les faire déporter ou passer par les armes. Il infiltre puis démantèle plusieurs réseaux résistants de la région, et participe même aux séances de torture dans les locaux de la rue de la Préfecture.

Portrait de Noëlla Rouget, vers 1943.
Portrait de Noëlla Rouget, vers 1943. COLLECTION PARTICULIERE
Jacques Vasseur, au début des années 1960.
Jacques Vasseur, au début des années 1960. ARCHIVES SUD-OUEST

 

Les survivants raconteront comment, impassible, ce tortionnaire mangeait des cerises tandis qu’on massacrait une femme devant lui, comment il brûla la pointe des seins d’une autre ou s’acharna sur une victime qui était enceinte. D’autres malheureux témoigneront des coups de nerf de bœuf ou du supplice de la baignoire, sa façon d’exercer une pression morale sur les couples en les plaçant face à face. Le tout avec une méticulosité teintée d’une morbide jubilation et d’un sentiment de toute-puissance.

« L’homme à la raie au milieu »

 

Pour tous, ce bourreau est « l’homme à la raie au milieu », bientôt nommé à la tête de la Section IV, chargée de la répression des activités anti-allemandes. Ses appointements mensuels s’élèvent alors à 3 740 francs, une belle somme pour l’époque. A la Libération, il sera personnellement rendu responsable de 430 arrestations sur la période 1942-1944, avec, à la clé, 310 déportations et 230 morts, fusillés ou vaincus par le régime concentrationnaire.

Tombée aux mains de Vasseur, la jeune Noëlla est incarcérée dans l’aile allemande de la prison du Pré-Pigeon. Elle en sera extraite à quatre reprises pour être interrogée par la Gestapo, et dit aujourd’hui n’avoir eu à subir que des gifles. Arrive alors le moment d’une confrontation avec son fiancé, Adrien Tigeot. Elle manque de s’évanouir en le voyant apparaître. « Il avait été torturé. Il était méconnaissable. » Ce sera la dernière fois qu’elle le verra. Le 13 décembre, il est fusillé, avec six camarades, dans la clairière de Belle-Beille.

Juste avant d’être conduit au poteau, le condamné a envoyé un mot d’adieu à sa fiancée. « Une belle lettre », confie simplement la vieille dame. Il y est écrit notamment, d’une main où ne se devine aucun tremblement : « Puisque je ne suis plus, il faut que tu m’oublies, ma chérie, que tu vives. Notre grand amour est fini, il faut que tu guérisses ta plaie, que tu aimes encore. Ne fais pas un mariage de raison, ma Noëlla adorée, aime ton mari, sois heureuse, très heureuse, fais-le pour moi. »

Noëlla ne découvrira ce testament spirituel qu’à la Libération. Après plusieurs mois de détention, elle est extraite du Pré-Pigeon, sans même une parodie de jugement, pour être envoyée, le 9 novembre, au camp de Compiègne. Elle y écrit à ses parents. « Je serai transférée dans un autre camp. N’envoyez plus de colis. Attendez ma nouvelle adresse. » Le 31 janvier 1944, elle est intégrée à un convoi de 959 femmes, déportées à Ravensbrück. Là-bas, dans l’enfer concentrationnaire du block 27, le matricule 27240 côtoie, pendant quatorze mois, les pires atrocités qu’un individu puisse vivre et la plus belle et incoercible des fraternités. Sa foi en Dieu et en les hommes n’en est pas même égratignée. Au contraire, elle la soutient dans l’épreuve. « Nous organisions des prières derrière le block. » A Ravensbrück, elle se lie notamment avec Geneviève de Gaulle, la nièce du Général, et avec Germaine Tillion, dont la mère Emilie sera désignée sous les yeux de Noëlla pour partir vers la chambre à gaz.

Fin de cavale pour le bourreau

 

Quand elle est libérée, le 5 avril 1945, la jeune femme ne pèse plus que 32 kg et souffre d’abcès tuberculeux dont elle mettra plus de vingt ans à guérir. C’est une morte vivante qui revient à Angers, où l’attend l’injonction posthume de son fiancé à tourner la page. Sur les conseils de Geneviève de Gaulle, elle part se requinquer à Château-d’Œx, en Suisse. Navrées de la voir si déprimée, des amies la traînent à un bal. « Je restais dans un coin à bouder. Un militaire m’a demandé si je voulais danser. J’ai fini par l’épouser. » Noëlla se marie avec André Rouget en 1947 et s’installe à Genève, où le couple a deux garçons. Les années passent, censées cautériser toutes les plaies. Elle devient cette quadragénaire active et un brin mondaine, non pas oublieuse, plutôt formidablement résiliente.

Mais le passé revient toquer à la porte au début des années 1960, quand son frère lui annonce que Jacques Vasseur vient d’être retrouvé. « L’homme à la raie au milieu » a continué à sévir après le Débarquement, y mettant même un surcroît de rage destructrice. Il avait fui en août 1944 en Allemagne, dans les fourgons de ses « employeurs », et avait disparu dans la nature du côté d’Heidelberg. Il avait été condamné à mort par contumace le 11 septembre 1945 par la cour de justice d’Angers.

Le 21 novembre 1962, Jacques Vasseur est arrêté par hasard au domicile de sa mère qui, pour fuir la vindicte angevine, est repartie dans le Nord, à La Madeleine-lez-Lille. Son fils l’a rejointe dès 1945 et vit depuis clandestinement dans le grenier de la maison. Pour préserver ce secret, Yvonne ne laisse rien au hasard et pousse la précaution jusqu’à ne jamais acheter deux biftecks chez le même boucher.

Durant ses dix-sept ans de réclusion volontaire, son fils n’a cessé d’étudier. Il se passionne pour la cosmogonie, les mathématiques, apprend huit langues, dont le russe, le japonais et le sanscrit, traduit Tchekhov et Dostoïevski. Il a aussi réalisé une anthologie de 6 000 proverbes de tous pays, compilés dans un épais cahier. Mais la visite de deux gendarmes, pour une raison futile, un jour que sa mère s’est absentée et que Vasseur fait de la plomberie dans la cuisine, révèle sa présence. Il se trahit bêtement, ne résiste pas, semble au contraire soulagé d’arriver au bout de sa cavale.

Abominable litanie d’exactions

 

Noëlla Rouget se rend à Rennes pour une confrontation. « J’ai été surprise par son impassibilité et son arrogance. » Elle doit une nouvelle fois affronter sa froideur hautaine lors du procès qui s’ouvre devant la Cour de sûreté de l’Etat, à Paris, le 20 octobre 1965, sous le chef d’« intelligence avec l’ennemi ». Elle est là, parmi les 190 témoins qui se succèdent pendant quinze jours et rappellent un à un l’abominable litanie des exactions de Vasseur.

Jour après jour, l’envoyé spécial du Courrier de l’Ouest, le quotidien régional d’Angers, noircit les colonnes de ses méfaits, s’étonne comme d’une « énigme » du contraste entre ces abominations et la personnalité « falote » de l’accusé. Lui nie ou, quand il ne peut vraiment pas, minimise. Il se dit « mû par un sentiment d’honnêteté élémentaire », affirme avoir aidé des gens et être victime de « l’ingratitude humaine ». Mais, au sujet de ses accusateurs, il lâche comme autrefois, d’un ton glacial : « Nous verrons tout cela quand nous les aurons sous la main. » Le journaliste du Monde chargé de suivre l’audience ne peut cacher son dégoût : « De tout cela se dégage une impression pénible de mensonge et de veulerie. » Vingt ans après, le procès réveille, en même temps que les souvenirs, les rancœurs.

Physiquement, Vasseur a changé, il n’a plus la raie au milieu et arbore une moustache finement taillée. A la barre, sa mère supplie qu’on la fasse payer à sa place. Dans sa plaidoirie, Me Stanciu, l’avocat de Vasseur, affirme qu’« elle est coupable de l’avoir mal aimé pour l’avoir trop aimé ». L’avocat général Ducasse requiert la mort.

Dans la salle d’audience, Noëlla Rouget a déjà anticipé cette issue. Elle est hostile à la peine capitale, fondamentalement, hier comme aujourd’hui. « Le droit de mort, seul Dieu le possède, ce n’est pas aux hommes de décider », assure la vieille dame, d’un ton soudain péremptoire. Au nom de cette viscérale conviction, elle écrit, le 2 novembre 1965, au président du tribunal, en plein procès. Grande, belle, surhumaine supplique en faveur de celui qui a précipité l’exécution de son fiancé et sa déportation. « Les horreurs vécues sous le régime concentrationnaire m’ont sensibilisée à jamais à tout ce qui peut porter atteinte à l’intégrité tant physique que morale de l’homme, et j’ai rejoint les rangs de ceux qui pensent que, s’il faut combattre l’erreur, nous n’en avons pas, pour autant, le droit de disposer de celui qui a erré, qu’il faut lutter contre la maladie et non tuer le malade, de ceux qui font campagne pour l’abolition de la peine de mort. (…) Nous nous sentirions moins bonne conscience pour accuser nos bourreaux d’autrefois, devenus bourreau nous-mêmes, fût-ce par procuration… Et puis, si l’on veut bien y réfléchir, d’un côté nos milliers de morts, nos souffrances… de l’autre, la mort de Vasseur… Cela ne fera jamais le poids. »

Lettre à de Gaulle

 

L’avocat de Vasseur a beau citer cet appel à la clémence dans sa plaidoirie, le président de la Cour de sûreté, François Romério (1908-1993), reste sourd à cette apostrophe. Lui-même est un fervent adepte de la guillotine – dans les années 1980, il sera le fer de lance de l’association Légitime défense, hostile à l’abolition de la peine capitale. Vasseur est condamné à l’échafaud le 6 novembre 1965, après seulement trois quarts d’heure de délibération.

Anticipant le rejet du pourvoi en cassation, Noëlla Rouget écrit alors au chef de l’Etat, Charles de Gaulle, le 14 janvier 1966. « Parce que je crois en Dieu, en qui je reconnais le seul maître absolu de la vie et de la mort ; parce que je crois en mon pays, à son esprit humanitaire qui l’amènera bientôt, j’espère, par une réforme législative, à abolir la peine de mort ; parce que je crois en vous, Général, que j’ai suivi avec élan, il y a vingt ans, dans les rangs de la Résistance ; et aussi, peut-être… au nom de la grande affection qui me lie à votre nièce Geneviève, je vous supplie, M. le Président de la République, d’user de votre droit de grâce en faveur de Jacques Vasseur. »

Le 16 février, elle reçoit à Genève un bref mot à en-tête de la présidence de la République et du Conseil supérieur de la magistrature : « Vous avez bien voulu attirer l’attention de M. le Président de la République sur le recours en grâce présenté en faveur de Jacques Vasseur. J’ai l’honneur de vous faire savoir que le général de Gaulle a décidé de commuer, par voie de grâce, la peine de mort prononcée contre l’intéressé. » Vasseur sauve sa tête en même temps qu’un autre agent de la Gestapo, Jean Barbier, qui avait sévi à Grenoble. Sa peine est convertie en prison à perpétuité.

Noëlla Rouget relit sa lettre adressée à d’anciennes déportées, datée du 7 mars 1968.
Noëlla Rouget relit sa lettre adressée à d’anciennes déportées, datée du 7 mars 1968. ADRIEN GOLINELLI POUR « LE MONDE »

 

Mais l’attitude de Noëlla Rouget est largement incomprise des autres victimes. « Ma demande de grâce a provoqué une réaction très négative. Mes camarades me disaient que j’avais perdu l’esprit », résume-t-elle. A Angers, elle devient persona non grata. Elle doit s’expliquer dans une autre lettre à d’anciennes déportées, envoyée le 7 mars 1968, qu’elle relit aujourd’hui à haute voix. « J’étais là, au palais de justice de Paris. (…) A plusieurs reprises, il m’arriva d’entendre, de la bouche d’une ancienne victime de l’accusé, une exclamation de ce genre : “Pourquoi le juger ? Qu’on le remette entre nos mains, nous saurons bien le faire mourir à petit feu.” Dans les yeux de celui ou de celle qui parlait, je retrouvais alors la lueur de haine qui brillait dans le regard de nos tortionnaires d’autrefois. (…) Je pense, avec Jean Rostand, que “la civilisation marque un point, que l’humanité est gagnante chaque fois que, dans une conscience, l’horreur de détruire une vie a parlé plus haut que toute autre répugnance”. (…) Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de nous affranchir de l’esprit de vengeance qui nous retient prisonnières de ce cercle de haine dont nous avons tant souffert et nous empêche d’être disponibles pour des attitudes autrement constructives ? » Et plus loin : « Après avoir été des témoins de la haine portée à son paroxysme, devenons les promoteurs de la compréhension entre les hommes et du respect foncier de la vie. (…) Peut-être certaines auront-elles envie de me qualifier de traître à leur cause ? Je leur demande de s’accorder le temps d’une réflexion honnête et profonde. (…) Peut-être alors acquerront-elles un peu comme moi la conviction que c’était, agissant ainsi, être plus fidèle à la mémoire de nos mortes, qui avaient fait le sacrifice de leur vie en rêvant d’un monde plus fraternel. »

L’improbable dialogue

 

Cette espérance, cette certitude de la rédemption de tout être, la poussent alors à s’engager plus loin encore : pendant des années, elle va entamer une correspondance avec Vasseur, incarcéré à la prison de Fresnes, au sud de Paris, puis à la centrale de Melun. Elle écrit aussi régulièrement à sa mère, Yvonne. Au total, une cinquantaine de lettres et brouillons ont été exhumés par Brigitte Exchaquet-Monnier et Eric Monnier, un couple franco-suisse qui vit à Genève. Ce duo féru d’histoire a découvert ce personnage hors norme il y a dix ans et s’est lancé avec une dévorante passion dans sa biographie, recueillant son témoignage et suivant sa trace dans les archives françaises et suisses.

Improbable, subjuguant échange entre la résistante et le collabo. D’un côté, l’écriture longue et précise de la déportée. De l’autre, celle à la fois enfantine et imbue de l’ancien gestapiste. « J’espère que cette petite lettre vous parviendra et vous trouvera, ainsi que tous les vôtres, en parfaite santé », écrit ainsi Vasseur, comme s’adressant à une vieille amie. Le tortionnaire ne cesse de louer la hauteur d’esprit de son ancienne victime. « Qu’il me soit une nouvelle fois permis de vous remercier du fond du cœur de vos nobles initiatives en ma faveur… » « Ma Mère et moi, nous avons beaucoup admiré l’élévation de vos sentiments… »

Noëlla Rouget veut croire en lui. Elle met son attitude passée sur le compte de « la guerre, cette guerre qui légitime les pires horreurs, qui peut, d’un jour à l’autre, faire d’un honnête homme un assassin. » Vasseur lui répond avec componction : « Vous avez puissamment contribué à me réconcilier avec les hommes. » Mais il en revient toujours à se plaindre de leurs vilaines manières à son encontre : « Cela m’a touché plus que je ne saurais vous le dire, malgré la réputation de dureté ou d’impassibilité que l’on m’attribua. A vrai dire, j’étais comme un animal sur lequel on a trop frappé… » « De ce flot de passions, je ne veux garder le souvenir que des véritables exemples de charité chrétienne et d’amour du prochain, souvenir d’autant plus vif qu’ils n’ont pas été si nombreux… » Il se pose en victime, geint sur son sort, sur le mauvais traitement carcéral qui lui a fait perdre 20 kg, et s’inquiète pour sa santé. « On ne peut dire que j’aille tellement fort, tourmenté de diabète. Une épreuve que j’accepte. » Il critique le manque « de tact et de délicatesse » de l’administration pénitentiaire. « Je serai toujours heureux d’avoir de vos nouvelles et m’efforcerai d’y répondre, même au risque d’être fouetté à mort. »

Il dit son ennui en prison : « Ces lieux où le temps stagne, gris et monotone, et où nous vivons comme ces arbres puissants au bord d’un canal mort, boueux, sur lequel jamais rien ne passe. » Ce à quoi la rescapée du Pré-Pigeon, de Compiègne et de Ravensbrück lui répond : « J’ai eu aussi cette impression deux années de ma vie et, sur ce canal, contre toute attente, a soufflé un jour un grand vent, celui de la libération. Depuis lors, des hommes et des femmes rencontrés sur mon chemin, même peu nombreux par rapport à la masse m’ont fait oublier la “boue du canal”. Puisse semblable bonheur vous arriver un jour. »

Ni remords ni excuses

 

Jamais Vasseur n’exprime un remords, n’écrit un mot d’excuse ou d’explication. Le dialogue semble largement de sourd entre cette femme soucieuse de faire jaillir une étincelle de contrition et cet homme enclin à pleurer sur lui-même. Noëlla Rouget n’en participe pas moins activement à une campagne, qui débute dans les années 1970, afin que sa peine soit allégée. Le président Georges Pompidou la ramène finalement à vingt ans. Avec les remises de peine, le détenu est libéré en octobre 1983.

En prison, comme dans sa grotte de La Madeleine-lez-Lille, il a multiplié les travaux intellectuels, entre autres un recueil sur les origines des prénoms occidentaux. En 1974, il s’est marié avec une bibliothécaire allemande, Johanna, qui l’a aidé par correspondance dans ses recherches. Sitôt élargi, il disparaît et ne donnera plus de nouvelles à Noëlla Rouget. Il ne réapparaîtra que comme le personnage d’un roman publié en 2008 par Dominique Jamet, Un traître (Flammarion), inspiré de son histoire.

Un journaliste du bureau angevin d’Ouest-France, Benoît Robert, retrouvera finalement sa trace à Heidelberg, trente ans plus tard. Redevenu libre, Vasseur a vécu sans se cacher et a même publié des livres d’astronomie ou des histoires pour enfants. Le journaliste se rend sur place en 2014, découvre que Vasseur est décédé le 7 février 2009. Il tente d’entrer en contact avec sa veuve, la bibliothécaire, mais se fait éconduire brutalement. « Vous avez votre vérité et j’ai la mienne. Ça ne m’intéresse pas de parler de ça », lui répond Johanna, avant de l’insulter, en claquant la porte.

Ainsi donc, le gestapiste français ne se sera jamais racheté. A aucun moment, il n’aura renié ses anciennes convictions. Noëlla Rouget non plus, et c’est ce qui compte à ses yeux. Les trois femmes – la jeune fille rêveuse, la femme qui prêchait le pardon de la société et la vieille dame qui espère toujours en Dieu et en l’être humain – seront restées fidèles à elles-mêmes.

Benoît Hopquin

Genève, envoyé spécial

Source : Le Monde (Le 11 septembre 2019

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