Fille esclave ou fille domestique ? L’affaire Ghaya Maiga, au-delà de la qualification des faits qui oppose défenseurs des droits de l’homme et famille de la victime, procureur de la République et juge d’instruction, pose le problème de l’applicabilité de la loi sur l’esclavage en Mauritanie.
Une supposée affaire d’esclavage sur une fille mineure de 14 ans, qui a éclaté le 1er septembre 2019, est en train de poser le problème de la difficile application de la loi 2015-031 portant incrimination de l’esclavage et pénalisant les pratiques esclavagistes en Mauritanie. Les deux magistrats chargés d’instruire le dossier, le procureur de la République de la Cour criminelle chargée des crimes esclavagistes de Nouakchott Sud, Ethmane Ould Cheibany, et le juge d’instruction, sont en totale déphasage. Le procureur requiert mandat de dépôt contre la présumée esclavagiste, la mère et le beau-père de la victime. Le juge décide de libérer tout le monde et, cerise sur le gâteau, confie la victime à ses supposés bourreaux, au lieu de la placer sous la protection de la loi, en la confiant à une ONG de défense des droits de l’Homme ou d’une structure de l’Etat, pour la soustraire à toute pression qui pourrait avoir une incidence sur le cours de la justice.
Les prémices de l’affaire
Le 1er septembre 2019, la section de l’ONG antiesclavagiste Initiative de résurgence du mouvement abolitionniste (IRA) au niveau du département (Moughataa) d’Arafat reçoit une jeune fille en détresse. Elle pleure et demande assistance, se plaignant d’avoir été séquestrée depuis son arrivée à Nouakchott, battue et exploitée par la dénommé Lalla Mint Jiddou de la tribu des Oulad Daoud, originaire de Bassiknou. Elle avoue que c’est sa propre mère qui l’avait confiée. La jeune fille est interrogée par les militants d’IRA et son témoignage filmé fait le tour des réseaux sociaux, soulevant une indignation populaire. Conduite devant le commissariat d’Arafat, la fille se présente. Elle s’appelle Ghaya Maiga, née à Bassiknou en 2005. Elle porte plainte contre Lalla Mint Jiddou pour maltraitance et exploitation de type esclavagiste.
Controverse au Parquet
Le 5 septembre 2019, le procureur de la République auprès de la Cour criminelle chargée des affaires esclavagistes de Nouakchott Sud, Ethmane Ould Cheibany, accepte d’enregistrer la plainte. Il écoute la jeune fille, Ghaya Maiga et l’auteur présumé d’esclavage Lalla Mint Jidou. Aux termes de la confrontation, le magistrat décide de placer Lalla Mint Jidou, la mère et le beau-père de Ghaya Maiga sous mandat de dépôt. Le communiqué de presse du Parquet général, tel que diffusé par l’organe officiel, l’Agence Mauritanienne d’Information (AMI), ordonne l’approfondissement de l’enquête et dénonce les auteurs de propos visant à calomnier la victime. En effet, celle-ci est décrite parfois comme majeure, tantôt mariée, tantôt mère d’un enfant illégitime.
Mais le juge d’instruction du 1er cabinet auprès du même tribunal, Ethmane Ould Mohamed Mahmoud décide de passer outre et refuse de déposer les prévenus en prison. Il libère les suspects et pire, il confie la victime Ghaya Maiga à ses bourreaux. Celle-ci est conduite aussitôt par ses derniers à Bassiknou, à 1 400 Km de Nouakchott, pour l’éloigner le plus loin possible, afin de pouvoir la travailler tranquillement et l’amener à changer la version des faits, selon les soupçons avancés par les défenseurs des droits de l’homme. Dans cette affaire, l’ONG IRA soupçonne la connivence de plusieurs forces intervenant dans l’instruction du dossier, y compris l’actuel ministre de la Défense, proche parent de l’auteur présumé des faits, la commissaire chargée des mineurs, l’assistante sociale qui devait se charger de son encadrement, plusieurs notabilités et personnalités influentes de la tribu Oulad Daoud. Une vidéo sera même diffusée sur les réseaux sociaux par un parent de la principale suspecte Lalla Mint Jidou, où il menace le pays de guerre civile.
La famille de la victime manipulée
«Tout est fait pour soustraire l’esclavagiste Lalla Mint Jidou de la prison, et une fois de plus, on se dirige vers le blanchiment d’une affaire d’esclavage, avec la complicité de la justice mauritanienne », confie El Hadj Ould Ide, coordonnateur général du mouvement IRA, qui suit le dossier depuis les premiers instants.
Comme dans tous les cas précédents, selon lui, la machine tribale est en marche et le scénario est bien connu. La famille de la victime, en général pauvre, fragile et analphabète, va être soumise au jeu du bâton et de la carotte, menace d’exclusion du groupe, plus d’aide, plus de solidarité tribale… Avec des discours du genre : «votre famille c’est nous, les autres sont là justes pour les intérêts des occidentaux », etc. Une machine bien huilée, accompagnée de cadeaux et de subites attentions portées à la victime, comme la vidéo montrant une Ghaya bien habillée et coiffée récusant tous les propos qu’elle avait tenu et accusant IRA de l’avoir manipulée. »Une image tout à fait différente de la jeune fille en pleurs, mal fagotée, portant les stigmates de coups et aux cheveux sales que nous avions recueillie », s’indigne Abou Diop, membre d’IRA. La mère de la fille a sorti elle aussi une vidéo où elle dénonce la vaste campagne de calomnie portée contre sa fille. Elle déclare que c’est elle-même qui l’a louée à Lalla Mint Jidou, moyennant un salaire mensuel de 800 MRU (environ 20 euros). Enfin, elle déclare qu’elle poursuivra IRA en justice pour réclamer des dommages et intérêts.
De la bonne foi des autorités mauritaniennes
De la conduite de la procédure sur l’affaire Ghaya Maiga, même si elle semble être faussée dès le départ par l’attitude du juge d’instruction, dépendra en grande partie la crédibilité de l’Etat mauritanien face à ses engagements internationaux à appliquer la loi 2015-031. Présent depuis près de 3 ans en Mauritanie, suite à la ratification du protocole 2014 de la convention n°029 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) portant sur le travail forcé, le projet Bridge a organisé plusieurs séminaires de formation sur la loi en question. Des dizaines d’administrateurs, magistrats, procureurs, juges d’instructions, avocats, greffiers, officiers de la police judiciaire, élus, leaders religieux et communautaires, et militants des droits de l’homme ont été formés par le projet Bridge sur la loi 2015-031, en particulier à Nouakchott et Nouadhibou. Sans compter la prise en charge chaque année de la journée nationale sur l’esclavage. Dernièrement, Bridge en collaboration avec le ministère du Travail a également organisé une tournée régionale dans l’ensemble du pays entre juillet et août 2019, sur le travail forcé, le travail décent, l’exploitation au travail, etc. Jusque-là, le gouvernement mauritanien a montré tout son engagement à faire respecter la loi sur le travail et à combattre toute forme d’exploitation.
Affaire à suivre
Le 11 septembre 2019, «face à la machine d’Etat qui cherche à étouffer ce énième cas d’esclavage», selon eux, les militants d’IRA qui n’ont pas baissé les bras ont organisé un sit-in massif devant le tribunal d’Arafat, où les deux parties étaient convoquées pour la suite du dossier. Ils comptent poursuivre l’affaire Ghaya Maiga qui, selon eux, relève du sort d’une jeune esclave prise en otage par ses propres parents et ses bourreaux.
Cheikh Aïdara
Source : Aidara.mondoblog
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