
La langue prend l’air (4/6). Hubris, disruption, paradigme, uchronie, etc., ces mots réservés à des domaines bien limités entrent dans le langage de tous les jours.
Chronique. « Cette femme est en proie à l’hubris : elle veut changer de paradigme, tout de suite, elle veut de la disruption. Elle travaille sur la réalité, pense-t-elle, et n’a pas été élue pour écrire, que diable, une uchronie ou une dystopie. »
Il arrive que des mots inusuels fassent irruption dans la langue de tous les jours. Ils existaient, on les connaissait, sans forcément les comprendre tout à fait, car ils étaient réservés à des domaines bien délimités. Et, soudain, les voilà partout.
Aujourd’hui, le phénomène s’accentue, et ce sont souvent des mots issus du vocabulaire technique et économique qui gagnent le langage quotidien. Par exemple, pour « disruption », Le Petit Larousse 2020 donne encore comme seules définitions : « 1. Ouverture brusque d’un circuit électrique. 2. Destruction du caractère isolant d’un milieu ; claquage ». « Paradigme », quant à lui, vient des sciences humaines et désigne, entre autres, l’« ensemble des unités qui peuvent commuter dans un contexte donné » (Le Robert 2019).
L’« uchronie » (de « chronos », le temps, et « ou », négation) est une « reconstruction fictive de l’histoire » (Le Complot contre l’Amérique, de Philippe Roth) et la « dystopie » (de « topos », le lieu, et « dys », préfixe dépréciatif) s’oppose plus ou moins à l’utopie (1984, de George Orwell ; Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, etc.). Apparus au XIXe siècle, ces deux mots étaient toujours liés de près ou de loin au champ de la science-fiction. Personne ne les employait en dehors. A l’époque des « fake news », quoi d’étonnant à ce que le premier nous parle. Quant au second, évoquerait-il notre avenir ?
Vocabulaire scientifique et technique
Pour ce qui est de l’« hubris » (ou ubris ou hybris), on la voyait apparaître de temps en temps. Sans trop savoir où trouver son orthographe (mot entré dans Le Petit Robert en 2013), on comprenait qu’elle concernait le monde grec ancien. De son sens de « démesure » appelant un châtiment divin, on est passé à celui d’« orgueil », de « prétention », défauts plutôt ordinaires auxquels on confère une certaine noblesse, en les parant d’une appellation qui renvoie au domaine de la tragédie.
De façon plus générale, pourquoi ces mots spécialisés font-ils partie de la réserve dans laquelle certains se plaisent à puiser ? L’attrait d’une originalité sophistiquée ? La sensation qu’il faut de nouveaux mots pour définir de nouvelles situations, de nouveaux enjeux ? L’impression que des expressions ont été galvaudées et doivent être remplacées ?
Oui. Mais pas seulement. Il y a toujours eu une espèce de rotation, de renouvellement des stocks. Quelqu’un lance une expression, elle étonne, elle choque, elle plaît, ça y est, la course de relais a démarré, on se passe le mot…
Mais les vagues se dessinent en fonction des moments historiques. Aujourd’hui, c’est dans le vocabulaire scientifique et technique que nous piochons surtout. Quoi d’étonnant, à une époque convaincue que la technologie peut tout régler ?
Ce qui n’empêche pas que des mots vraiment nouveaux se créent, des néologismes, des mots-valises, rendus nécessaires par des réalités nouvelles (adulescence, antispécisme, cryptomonnaie, illectronisme sont, parmi bien d’autres, entrés dans Le Petit Larousse 2020) : phénomène ancien, mais de plus en plus rapide…
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Source : Le Monde
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