Quartiers d’Afrique (10/13). Le coin de la capitale mauritanienne, qui s’est spécialisé dans la réparation automobile à mesure que se construisaient les routes, étouffe aujourd’hui sous la pollution.
Les premières dunes du Sahara ne sont pas très loin. A Nouakchott, capitale de la Mauritanie, la multitude de ruelles ensablées du quartier du Ksar aligne ses dizaines de garages dans un rangement aussi anarchique qu’organisé. Au coin des carrossiers succède celui des casses auto, puis la zone des mécaniciens… Là, sous la chaleur poisseuse d’une mi-journée de juin, les ouvriers s’activent dans des pièces noircies par les gaz d’échappement. Pour changer un embrayage ou remplacer un joint de culasse, il suffit d’aller trois ateliers plus loin chercher les pièces détachées venues « d’Allemagne et de Hollande », comme le promet la devanture, en essayant d’éviter les flaques d’huiles de vidange qui embourbent les rues.
Le Ksar, c’est le quartier autour duquel s’est construit Nouakchott. Si l’histoire de la ville et celle de la Mauritanie se sont écrites dans ce sable, ce cœur historique est aujourd’hui un peu encrassé. « Personne ne sait combien il y a de garages, car beaucoup se sont installés dans l’illégalité, déplore Mohamed Saleck Ould Oumar, maire de la commune. Et ils sont un problème pour l’environnement à cause des émanations de produits chimiques, du bruit des machines et des huiles qui se répandent partout dans le sol quand il pleut. »
Embouteillages à Nouakchott en avril 2019. CARMEN ABD ALI / AFP
Ici plus qu’ailleurs, l’eau est vitale. Aussi, au début du XXe siècle, la ville de Nouakchott s’est construite autour d’un puits. « Nous gravissons une haute dune stabilisée de sable rougeâtre et dévalons sur une vallée à fond blanchâtre où sont creusés les puits de Nouakchott, écrit en 1903 le capitaine Louis Frèrejean, chargé de créer un poste militaire à environ 200 km au nord de Saint-Louis du Sénégal, alors capitale de l’Afrique occidentale française (AOF). Comme Xavier Coppolani [gouverneur général de la Mauritanie] tient à ce que le futur poste soit à vue de la mer et de Tarfayat Al-Mansour, l’emplacement est choisi sur le point culminant de la dune, au nord-ouest de la zone des puits. »
Escale sur la route de l’Aéropostale
Dans les années 1920, le Ksar se présente pourtant comme un lieu hostile et quasiment désert. « Je ne vous conseille pas de faire un séjour à Nouakchott », écrivait même Joseph Kessel dans Vents de sable en 1923. « Le pire endroit de la côte. Il y a un tout petit fortin et le soleil dessus. Un bled pire que tout. Là-dedans, il n’y a que quinze tirailleurs sénégalais et un sergent corse», ajoutait-il. Et pourtant, une dizaine d’années plus tard, le fortin de Nouakchott – qui, selon la retranscription la plus probable signifie « lieu où, quand on creuse un puits, l’eau apparaît dans un niveau où abondent les coquillages », devient une escale sur la route de l’aéropostale. Certes, Guillaumet, Mermoz et les autres pilotes ne s’y attardent jamais car ils s’y ennuient, contrairement à Casablanca ou à Dakar où la fête bat toujours son plein. Ils trouvent « ce petit poste de Mauritanie aussi isolé de toute vie qu’un îlot perdu en mer », comme l’écrit alors Antoine de Saint-Exupery dans Terre des hommes, et pourtant ils y font bien une pause.
Progressivement, Nouakchott va attirer les campements de nomades. A proximité de la mer, ils plantent leurs khaïma, les grandes tentes maures, avant d’ouvrir de petits commerces et se sédentariser. C’est d’ailleurs dans le quartier du Ksar qu’a été ouvert le premier dispensaire de la Mauritanie, la première mosquée, la première école, le premier stade…
En 1957, Nouakchott devient officiellement le centre politique et administratif de la Mauritanie. Elle est la seule capitale africaine née au moment de la décolonisation, en novembre 1960. Là, dans le Ksar, se regroupent alors près de 6 000 habitants. Et la grande sécheresse que le pays subit en 1970 va provoquer une importante vague de migrations vers cette nouvelle capitale. Des quartiers poussent autour du cœur historique, se développant de façon anarchique, au point d’être qualifiés de kebba (dépotoirs). Le Ksar reste le centre géographique de la ville et, aujourd’hui encore, six des neuf communes de la capitale touchent ce noyau initial.
Le quartier, qui compte près de 60 000 habitants, est un lieu de brassage où se mélangent Pular, Soninké, Haratine, Wolof… Parce que toutes les routes et les pistes de Mauritanie ont un temps convergé vers la gare routière de Nouakchott qui a accueilli pendant des décennies les taxis-brousses venus de Chinguettti, Ouadane, Atar ou Nouadhibou. C’est pour nettoyer les carburateurs encrassés par le sable et la poussière, ou changer rapidement les courroies de transmission, que les garagistes se sont installés à proximité de la gare.
Page d’histoire grandeur nature
Avec le développement des routes, ils se sont multipliés jusqu’à saturer les alentours de l’ancien aéroport, dont la piste d’atterrissage est aujourd’hui utilisée par les automobilistes comme voie de contournement des embouteillages. « Les mécaniciens ambulants réparent les voitures n’importe où, déplore Mohamed Vall, garagiste au Ksar depuis dix-sept ans. J’ai un local, treize employés et je paie des taxes, mais ces travailleurs illégaux polluent le quartier historique et tuent le business. » On dit qu’ils font du tieb-tieb, de la débrouille à la mauritanienne.
Aujourd’hui certains habitants se disent excédés par leur concentration, regrettant que l’air qu’ils respirent soit trop souvent saturé d’odeurs de peinture de carrosserie. « Dès que je sors de chez moi, j’ai mal à la tête », se plaint Brahim, qui vit dans le quartier depuis quinze ans et envisage désormais de déménager… de quitter cette page d’histoire grandeur nature. Une histoire un peu oubliée à l’image du puits situé près du rond-point Ould-Mah. L’un des premiers point d’eau de la capitale, qui a résisté à l’invasion des garagistes et à la folie immobilière de Nouakchott. La capitale accueille aujourd’hui plus d’un million d’habitants, soit près d’un quart de la population du pays.
Ceinturée par un mur en ciment, la cavité s’étire sur une bonne vingtaine de mètres. A l’intérieur, l’eau a une couleur saumâtre. Parmi des gravats et des pneus crevés, un âne paresseux garde le lieu sous un soleil de plomb. En silence. Jusqu’à ce qu’un « taxi tout-droit », comme on surnomme ces Peugeot 404 ou Renault 16 d’un autre âge, s’engage dans la rue cherchant probablement un garage.
Pierre Lepidi
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Ils sont étonnants, innovants, branchés ou en mutation. Cet été, Le Monde Afrique vous emmène à la rencontre de quartiers de capitales africaines à l’histoire singulière. De Maboneng, à Johannesburg, délaissé à la fin de l’apartheid avant de devenir un symbole de mixité, à Osu, quartier de la capitale ghanéenne, aux airs de pépinière de créateurs, en passant par PK5, quartier à majorité musulmane de Bangui, en Centrafrique, qui renaît au commerce après la sanglante crise de 2013, nos journalistes vous font découvrir des lieux d’exception qui disent à eux seuls beaucoup des pays explorés et du continent. Bon voyage !