Les Fennecs comptent pas moins de 14 footballeurs franco-algériens. Une pluralité qui « n’est pas une tare », rappelle l’écrivain Karim Amellal.
Tribune. A la faveur du parcours spectaculaire de l’équipe nationale d’Algérie, qui accueille pas moins de 14 binationaux, la question de la double nationalité se retrouve posée, à la fois en France et en Algérie. Dans les deux pays, il s’agit d’un sujet crispant. La double nationalité est généralement perçue comme un facteur de troubles, posant un risque de double allégeance.
Depuis le début du XXe siècle, la France accepte qu’un Français puisse posséder plusieurs nationalités sans que cela entraîne aucune conséquence sur la citoyenneté. A cela, une raison essentielle : la souveraineté. En effet, selon l’universalisme républicain, un Français qui conserve sa nationalité d’origine, ou bien un étranger qui devient Français par naturalisation, ne peut être autre chose… qu’un Français, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que n’importe quel autre Français.
« Cinquième colonne »
Pourtant, depuis très longtemps, la double nationalité est l’objet de nombreuses suspicions. Elle indispose, car elle renvoie au mythe de la « cinquième colonne ». L’idée est toujours la même : autour de nous, des individus menaceraient, par leur altérité de papier, l’identité nationale, voire entretiendraient de funestes intelligences avec l’ennemi. Ce sont ces vieux fantasmes qui nourrissent les projets de l’extrême droite : substituer le droit du sang au droit du sol, et interdire la double nationalité, conçus comme deux chevaux de Troie dans le corps de la Nation.
Ainsi, Jean-Marie Le Pen fustigeait dès 1989 le principe de la double nationalité. En 2007, il réclamait sa proscription, dans son programme pour l’élection présidentielle. Depuis, sa fille Marine reprend régulièrement cette antienne à son compte, se montrant la digne héritière de ce « nationalisme fermé », selon la formule de Michel Winock, qui puise ses racines dans la longue histoire de l’extrême droite française. Celle-ci, au nom d’une prétendue « essence » nationale, a toujours voulu réduire la Nation à un territoire identitaire clos, hérissé de barrières – ou de murs –, réduit à la portion congrue d’une population débarrassée de tous ses « intrus » : hier juifs et « métèques », aujourd’hui immigrés et musulmans. Pour braconner sur ces terres électorales, une partie de la droite s’est engouffrée dans la brèche. A l’instar d’un Claude Goasguen par exemple, ancien député de Paris, qui en 2011 préconisait la création d’un « registre des binationaux » afin de les enregistrer, puis, dans un second temps, de les sommer de « choisir » une seule nationalité.
La gauche n’est pas en reste, hélas. Dans un contexte particulier marqué par les tragiques attentats de 2015, François Hollande proposa, au grand désarroi d’une large partie de son camp, de déchoir de leur nationalité française des individus nés Français et impliqués dans des actes de terrorisme, coupant ainsi la citoyenneté en deux morceaux distincts et séparant, du moins en principe, des Français à 100 % et d’autres qui pourraient ne plus l’être. Depuis, François Hollande a regretté son erreur, qui n’en constitua pas moins l’un des symptômes d’une certaine banalisation des idées du Front national, dont le rejet de la double nationalité reste l’un des marqueurs les plus constants.
Traîtres et renégats
Côté algérien, les choses sont plus simples. Les binationaux, comme du reste tous ceux qui ont quitté le pays pour une raison ou pour une autre, sont la plupart du temps considérés comme des traîtres, des renégats que le régime algérien s’est méthodiquement appliqué à mettre à l’écart. En 2005, au moment d’une timide réforme visant à ouvrir le Code de la nationalité, le président Abdelaziz Bouteflika déclarait que les binationaux devaient être traités comme des étrangers en Algérie. Le point d’orgue de ce pensum d’Etat, nationaliste et exclusif, fut sans doute la révision constitutionnelle de 2016, dont l’article 87 interdit aux binationaux d’accéder à la haute fonction publique.
Cette défiance à leur égard, et plus particulièrement vis-à-vis des Algériens détenteurs de la nationalité française, est largement partagée, sinon promue, par les courants les plus conservateurs de la société algérienne, islamistes en tête. Cette suspicion est pourtant à géométrie variable, dans la mesure où de nombreux responsables politiques algériens sont eux-mêmes détenteurs du passeport européen… Elle s’exprime également dans le domaine économique ou bien dans celui du ballon rond, où la double nationalité est devenue ces dernières années le symbole d’un conflit idéologique profond, et une ligne de démarcation entre deux visions de l’Algérie : l’une repliée sur elle-même, essentialisant l’identité algérienne et tenant du même nationalisme fermé que de l’autre côté de la Méditerranée ; l’autre ouverte, reconnaissant la diversité de la société algérienne et l’apport de la diaspora dans le développement du pays et son rayonnement.
Lors de l’élimination des Verts au premier tour de la CAN en 2017, l’équipe nationale algérienne fut la cible d’attaques xénophobes pourfendant les joueurs binationaux, qualifiés de traîtres ou de « Français ». Il en va autrement aujourd’hui, d’abord parce que les Verts gagnent. S’ils avaient été éliminés au premier tour, il y a fort à parier que l’équipe aurait été largement conspuée, sur le même mode qu’en 2017. D’autant qu’un fort sentiment anti-français s’est exprimé au début du soulèvement populaire qui a surgi le 22 février. Pourtant, si cette équipe composée de 14 binationaux (franco-algériens), dont l’entraîneur Djamel Belmadi, suscite un tel engouement, une telle fierté des deux côtés de la Méditerranée, c’est sans doute aussi parce qu’elle symbolise le rêve d’une Algérie plurielle, réconciliée avec elle-même et ouverte sur sa diaspora, et sur le monde. Un rêve qui retentit chaque vendredi dans la foule qui défile en Algérie. Un rêve contre lequel, de peur d’être englouties, se dressent toutes les forces réactionnaires du pays. Un rêve que les insupportables violences perpétrées en France par une poignée de voyous viennent aussi salir.
Au fond, l’équipe algérienne de 2019 nous rappelle, à nous Français, à nous Algériens, à nous Franco-Algériens, et à tous ceux qui ont plusieurs nationalités, que la diversité n’est pas une tare, mais une richesse collective. Que la double nationalité n’a jamais été une menace, mais une opportunité. Que le fait d’appartenir, par la grâce de l’imaginaire autant que par le fait du passeport, à deux pays, à deux nations, à deux familles, ne signifie pas qu’il faille retrancher l’une à l’autre, mais au contraire les additionner pour faire résonner en soi et pour les autres la belle altérité.
Karim Amellal est écrivain, enseignant à Sciences Po et directeur de Civic Fab. Dernier livre paru : Dernières heures avant l’aurore (L’Aube, 2019).
Source : Le Monde
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