« On se fait battre jusqu’à ce qu’on croie mourir » : le calvaire des enfants talibés au Sénégal

Confiés par leur famille à des écoles coraniques pour y recevoir un enseignement religieux, de jeunes mineurs sont obligés de mendier et souvent violentés.

 

Dans les rues de Dakar, ils sont une présence que l’habitude a rendue invisible. En haillons, la peau boursouflée par la gale, une boîte de concentré de tomates vide aux pieds pour recueillir l’aumône, ils sont les « talibés », ces enfants mendiants affiliés pour la plupart à une daara, une pension coranique.

Si le phénomène est connu du public, les conditions de vie de ces enfants le sont moins. Afin de poser un diagnostic, Human Rights Watch (HRW) et la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH) ont enquêté dans 22 daaras et dans 13 centres d’accueil pendant plusieurs semaines, interviewé plus de 150 témoins : 88 talibés ou anciens talibés, 23 maîtres coraniques et de nombreux travailleurs sociaux, experts de la protection de l’enfance et agents du gouvernement, dans quatre régions du Sénégal. Le rapport de 81 pages, intitulé « “Il y a une souffrance énorme” : graves abus contre des enfants talibés au Sénégal » et révélé mardi 11 juin, fait le constat effroyable de dizaines de sévices subis par de très jeunes mineurs et perpétrés par des maîtres coraniques (marabouts) ou leurs assistants en 2017 et 2018.

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La liste des supplices est longue : 61 cas de passages à tabac ou d’abus physiques, 15 cas de viols, tentatives de viols ou agressions sexuelles, 14 cas d’enfants séquestrés ou enchaînés parfois pendant des semaines ont été recensés. « Depuis 2013, nous avons relevé 39 décès d’enfants liés à ces abus ou à de la négligence, affirme au Monde Afrique Lauren Seibert, chercheuse adjointe de la division Afrique de HRW et auteure du rapport. J’en ai personnellement documenté plus d’une vingtaine. Et il ne s’agit que des cas que nous avons pu confirmer sur le terrain. En réalité, il y en a beaucoup plus, mais les informations sont difficiles à obtenir. Nos données montrent même une augmentation des décès entre 2017 et 2018 par rapport aux années précédentes. » Et ce, malgré le terrible incendie de 2013 dans le quartier de Médina, à Dakar, qui avait ôté la vie à neuf enfants enfermés dans leur daara par un maître négligent.

Mardi, après la publication du rapport, la Fédération nationale des écoles coraniques du Sénégal (Fnecs) a annoncé vouloir porter plainte contre HRW. « Ce n’est pas la première fois que cette ONG publie de telles insanités sur les écoles coraniques du Sénégal, a déclaré son président Moustapha Lô à SeneNews. Même si ces cas d’abus sexuels existent, c’est très peu fréquent comparé aux cas plus graves qui se passent dans les écoles françaises au Sénégal », accusant l’organisation internationale de défense des droits humains de vouloir « décourager les musulmans afin que leurs enfants ne fréquentent plus l’école coranique ».

« Mourir dans le silence »

 

Si la presse sénégalaise rapporte quelques cas, comme ces deux talibés morts en novembre 2018 d’un paludisme non traité, beaucoup échappent à la connaissance du public. « Le même mois, j’ai trouvé deux autres enfants à Saint-Louis décédés du tétanos et du paludisme dont personne n’a parlé », explique la chercheuse, consciente que « beaucoup meurent dans le silence et l’anonymat ».

D’après les données récoltées par HRW, il y aurait plus de 100 000 talibés en école coranique au Sénégal, obligés par leur maître de mendier pour récolter de l’argent et des vivres telles du sucre, du riz ou du pain. Pourtant, il ne faut pas non plus généraliser et toutes les daaras n’exploitent pas leurs talibés. « C’est un phénomène très complexe, tient à préciser Lauren Seibert. Il y a différents niveaux de négligence. Si l’on a vu certains marabouts forcer leurs élèves à la mendicité ou les battre, d’autres faisaient ce qu’ils pouvaient, malgré leur misère, pour offrir aux enfants des conditions de vie et d’études décentes. »

Les familles sénégalaises musulmanes confient traditionnellement certains de leurs enfants, dès 5 ans, à un marabout chargé de leur enseigner le Coran. Les crises économiques des années 1980 et 1990 ont poussé de plus en plus de foyers pauvres des campagnes à envoyer leurs enfants en nombre dans les daaras des villes. Certains marabouts peu scrupuleux y ont vu une aubaine pour s’enrichir, instrumentalisant l’aumône, l’un des cinq piliers de l’islam, comme levier d’exploitation des plus fragiles. Les recherches de HRW évaluent à plusieurs centaines les enfants ainsi réduits à la mendicité entre 2017 et 2018.

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Une forme de traite qui prend même une dimension internationale. En 2018, l’ONG Enda a ainsi réussi à sortir 128 enfants de cet enfer et à les renvoyer à leur famille : 110 d’entre eux provenaient de Guinée, de Guinée-Bissau, du Mali, de Mauritanie, du Liberia et du Niger.

Dans son rapport, HRW rappelle aussi que ces enfants envoyés en migration courent le risque d’être « recrutés ou exploités par les groupes armés islamistes qui opèrent en Afrique de l’Ouest et au Sahel », citant des cas « documentés par l’ONU dans le centre du Mali ». Si certains parents n’ont pas conscience des dangers auxquels ils exposent leur progéniture, d’autres participent activement à ce trafic, recevant même en retour de l’argent du marabout. Ainsi des parents, sous l’influence d’un maître coranique, renvoient leurs enfants auprès de celui-ci même quand une décision de justice les leur a rendus à la suite à de mauvais traitements, relève le rapport.

« Mesures fortes »

 

Au Sénégal, recruter des enfants à des fins d’« exploitation de la mendicité » est un crime. Mais les peines « sont souvent réduites », avance Lauren Seibert. Elle donne l’exemple de ce maître coranique de Saint-Louis condamné en février à deux ans de prison pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », après avoir battu un enfant.

L’ONG suggère plusieurs recommandations à l’Etat sénégalais pour renforcer son arsenal juridique. Aux yeux de HRW, « il faut voter une loi sur le statut des daaras afin d’établir des standards officiels de sécurité et de santé, appuie-t-elle. Aujourd’hui, les milliers de daaras du Sénégal ne sont astreintes à aucune réglementation. Il y a très peu d’inspections et d’arrestations suite à des cas de maltraitance. Du fait de lois peu claires et pas suffisamment appliquées. »

S’il y a pourtant eu une augmentation des poursuites de marabouts abusifs ces dernières années, « ils bénéficient souvent de remises de peine, car ils ont beaucoup d’influence dans la société », dénonce l’auteure du rapport, qui souhaite au passage aussi des sanctions « mieux appliquées pour les parents qui renvoient leur enfant en daara ».

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Réélu en février, le président Macky Sall a promis fin mai « des mesures fortes » visant à « éradiquer de façon définitive » la mendicité des enfants. Une « bonne intention qui doit être suivie d’actes concrets », réagit Lauren Seibert, précisant la nécessité d’augmenter pour y parvenir les ressources des services de protection de l’enfance, déplorant que « certaines régions n’aient même pas un centre d’accueil pour mineurs où les talibés maltraités puissent se réfugier ».

En février, à Saint-Louis, un talibé de 8 ans, qui n’osait pas rentrer dans sa daara parce qu’il n’avait amassé suffisamment d’argent durant la journée, a été violé par un adolescent. Un autre de 9 ans a fugué de sa pension de Dakar, n’en pouvant plus des coups. Aux enquêteurs, il s’est confié avec ces mots terribles : « Dans la daara, on se fait battre jusqu’à ce qu’on croie mourir. »

 

Matteo Maillard (Dakar, correspondance)

Source : Le Monde

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