L’Egypte ancienne est-elle à l’origine des civilisations ouest-africaines ?

« Le sujet est politique, existentiel et identitaire. Il n’est pas scientifique », avertit l’archéologue Damien Agut dans une interview à franceinfo Afrique.

« L’Egypte pharaonique était connectée avec le Soudan et le Levant. Mais elle n’avait pas de liaisons transversales et transsahariennes avec l’Afrique de l’Ouest », explique Damien Agut, chargé de recherches au CNRS, auteur du chapitre L’Egypte, oasis africaine (IV-Ier millénaire avant notre ère) inclus dans l’ouvrage collectif de référence L’Afrique ancienne. Face à la question de savoir si l’Egypte ancienne peut être à l’origine des civilisations d’Afrique de l’Ouest, « je suis prudent car il s’agit d’un sujet entièrement politique et non scientifique », ajoute-t-il.  Un débat sur cette thématique a opposé les égyptologues aux « afrocentristes » défendant les thèses du chercheur sénégalais Cheikh Anta Diop. Selon ce dernier, l’origine des différents groupes qui peuplent l’Afrique occidentale se situerait en Egypte et remonterait à la période pharaonique. Il voit ainsi dans les anciens Egyptiens une population à la peau noire, de langue et de « culture africaine ».

L\'allée des sphinx dans le temple de Karnak à Louxor (Egypte) 
L’allée des sphinx dans le temple de Karnak à Louxor (Egypte)  (AFP – Josse/Leemage)

 

Franceinfo Afrique : Où en est-on de cette affaire entre égyptologues et « afrocentristes » ?

Damien Agut : Dans les années 1950 et 1960, il y a eu un vrai débat de fond quand la thèse de Diop est sortie. Aujourd’hui, il n’y a plus de discussion et de dialogue. Ces deux univers ne se parlent pas. Les égyptologues ne s’occupent plus de ce sujet tandis que les « afrocentristes » continuent à évoquer le sujet en cercle fermé. La rupture est venue de la fragilité des thèses linguistiques de Diop sur les rapports entre l’égyptien ancien et les langues ouest-africaines. Des thèses qui se basent sur des hypothèses non vérifiées.

Le fossé entre les deux a été aggravé dans la mesure où, en égyptologie, l’archéologie prend une place de plus en plus grande. Or, que constate l’archéologie ? Que l’on ne trouve pas de similitudes matérielles entre l’univers de l’Egypte ancienne et l’Afrique occidentale. Par similitudes matérielles, il faut entendre un ensemble d’éléments en céramique, ornementaux et autres datés de la même période.

Femmes sur un marché de poissons à Dakar, capitale du Sénégal, le 26 octobre 2018
Femmes sur un marché de poissons à Dakar, capitale du Sénégal, le 26 octobre 2018 (SIPHIWE SIBEKO / X90069)

 

De leur côté, les « afrocentristes » entendent montrer la grandeur de l’Afrique, du Moyen Age africain, issue selon eux du prestige du monde pharaonique. De mon point de vue, leur démarche n’est pas scientifique. Il s’agit plutôt d’un débat politique, existentiel et identitaire. Par sa structure, l’hypothèse développée par Cheikh Anta Diop s’apparente à celle faisant des Indo-Européens le peuple originel de la civilisation occidentale.

Certains évoquent des liens étroits entre l’Egypte ancienne et l’Afrique noire au niveau des coiffures féminines, des similitudes physiques, de l’art funéraire, des ustensiles… Qu’en est-il exactement ?

On retombe là dans les mêmes ornières et l’on s’engage dans des discussions sans fin car une recherche orientée confirme toujours son hypothèse de départ ! Le problème de l’égyptologie, c’est qu’elle a du mal à concevoir que la civilisation de l’Egypte ancienne soit effectivement africaine. Pourtant, elle est géographiquement située en Afrique ! L’Egypte ancienne est donc bien une civilisation africaine. Mais elle n’a pas de rapport avec les civilisations ouest-africaines. Dans cette affaire, la couleur de la peau des pharaons n’a aucune importance.

Quand on parle de civilisation africaine, il ne faut pas oublier que l’Afrique, c’est d’abord le second continent par sa superficie (plus de trois fois la taille de l’Europe). On y trouve des civilisations qui se sont développées de façons différentes. Cela ne sert donc à rien d’amalgamer entre elles des choses qui ne peuvent pas l’être. Il faut voir que d’une manière générale, les civilisations ont tendance à se développer autour de niches régionales. Pour l’Egypte ancienne, cela signifie qu’elle était connectée avec le Soudan et le Levant mais qu’elle n’avait pas de liaisons transversales et transsahariennes avec l’Afrique de l’Ouest. Pourquoi vouloir plaquer la dignité de la civilisation égyptienne à des civilisations qui ont leur propre dignité ?

Les ruines majestueuses du temple de Karnak à Louxor (Egypte), le 23 novembre 2018.
Les ruines majestueuses du temple de Karnak à Louxor (Egypte), le 23 novembre 2018. (MOHAMED ABD EL GHANY / X02738)

 

Dans votre chapitre du livre L’Afrique ancienne, vous écrivez que « la civilisation égyptienne est en train de trouver une place plus équilibrée au sein des études africaines ». Que voulez-vous dire ?

Dans notre imaginaire occidental, la puissance de l’Egypte ancienne est telle que nous avons mis des moyens considérables pour l’étudier. Ce faisant, on s’interdisait de connaître d’autres civilisations ! Mais aujourd’hui, nous déplaçons une partie de ces moyens vers le Soudan (et jusqu’en 2011 vers la Libye). Le Soudan est un prolongement de l’Egypte, les archéologues y accèdent facilement et son climat sahélien assure, grâce à la sécheresse, la conservation des restes organiques.

Dans ce contexte, l’Egypte revient à une place plus équilibrée : elle n’est pas la mère de toutes les civilisations africaines. De mon côté, je plaide pour une diversification des archéologies africaines. Pour que l’Egypte ne capte pas l’ensemble du regard vers elle.

Quelle était la place des Noirs dans l’Egypte ancienne ? On a dit que le pharaon Montouhotep II (environ 2055-2004 avant notre ère) était noir.

On trouve en effet au Musée national égyptien du Caire une statue de Montouhotep II dont la couleur noire du visage et des mains a donné lieu à des hypothèses contradictoires entre ceux qui font là une interprétation symbolique et ceux qui y voient la preuve de l’origine nubienne du souverain.

Il existe aussi des bas-reliefs montrant des Noirs. Par ailleurs, aucun texte de l’ancienne Egypte mentionnant des Noirs ne dit que la couleur de peau est un problème. Les textes évoquent la réalité, le fait qu’un Nubien a la peau noire. Il s’agit là d’une réalité prosaïque qui n’est pas connotée idéologiquement. C’est nous, en Occident, qui en avons fait une question connotée idéologiquement, en lien avec notre attitude sur la peau noire, l’esclavage…

Statue en grès du pharaon Montouhotep II (environ 2055-2004 avant notre ère), provenant de Deir elBahari, situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor. Elle est exposée au Musée national égyptien au Caire. 
Statue en grès du pharaon Montouhotep II (environ 2055-2004 avant notre ère), provenant de Deir elBahari, situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor. Elle est exposée au Musée national égyptien au Caire.  (AFP – Luisa Ricciarini/Leemage)

 

Dans ce contexte, nous devons accepter que nous sommes là en terrain complètement inconnu. Et qu’il est illusoire d’y chercher nos références culturelles.

L’on parle souvent des rois de la XXVe dynastie, soudanais et noirs. De quoi s’agit-il ?

C’était un pouvoir impérial dont les souverains ont conquis l’Egypte et le Levant. Les Assyriens les appelaient « Koushites » (« originaires du pays de Koush« ). Leurs rois se nommaient « qores » (« rois » en soudanais ancien). Au IIIe siècle avant notre ère, le prêtre Manéthon a dressé une liste des dynasties en y incluant ces rois. Comme ils figurent dans cette liste, nous en avons fait des pharaons noirs. Alors qu’eux se considéraient comme des souverains proprement nubiens.

Ils ont fait la conquête de l’Egypte. Mais nous avons tendance à dire l’inverse, qu’ils ont été en quelque sorte conquis par la civilisation pharaonique. Pour nous, c’est l’Egypte qui devait apparaître au premier plan. Mais ce faisant, nous n’avons pas mis ces rois à leur bonne place !

Il faut bien comprendre qu’ils ont remonté le Nil pour accéder au Levant. Et ainsi contrôler les routes de l’encens. Ils constituaient alors une puissance africaine et noire plus forte militairement que l’Egypte. Ce pouvoir soudanais avait des symboliques communes avec le monde pharaonique (par exemple le double cobra symbolisant la Nubie et l’Egypte). Mais ses rois avaient leur propre identité et leur propre système politique.

Fragment (en quartzite) de la stèle du roi Sésostris III (dite de Semna), datée du XIXe avant notre ère et marquant la frontière entre l\'Egypte et la Nubie. Stèle exposée au Neues Museum à Berlin.
Fragment (en quartzite) de la stèle du roi Sésostris III (dite de Semna), datée du XIXe avant notre ère et marquant la frontière entre l’Egypte et la Nubie. Stèle exposée au Neues Museum à Berlin. (AFP – NEUES MUSEUM. BERLIN. GERMANY.)

 

Dans la stèle dite de Semna, érigée par le pharaon Sésostris III (1878-1843 avant notre ère), les Nubiens « sont décrits comme des gens méprisables désormais vaincus par les armées égyptiennes », écrivez-vous. Que faut-il comprendre par là ?

On est alors au IIe millénaire avant notre ère. A cette époque, en Egypte, on utilise l’expression des « neuf arcs » pour décrire les ennemis traditionnels de l’empire pharaonique. Chaque arc représentait ainsi un peuple adversaire : les Libyens, les Nubiens… Et chacun de ces peuples, comme ennemi, était méprisable. Au Moyen-Empire, le royaume de Kerma était un grand adversaire des pharaons. Il était méprisable parce que redoutable et redouté. Le terme de « méprisable » est donc un moyen pour dénigrer l’adversaire. Et rien d’autre.

Dans les textes, il n’y a aucune preuve de racisme. Mais nous, en minorant la puissance des royaumes africains en général, et soudanais en particulier, nous en avons fait des civilisations annexes. Alors qu’il s’agit de civilisations brillantes.

Dans un article, le chercheur franco-sénégalais Tidiane N’Diaye évoque des textes d’auteurs de l’antiquité gréco-romaine comme Hérodote décrivant les Egyptiens comme « noirs » et ayant « les cheveux crépus »… Que faut-il en penser ?

M. N’Diaye fait en l’occurrence référence à un passage du Livre II. Que déduire de cela ? Nombre de momies contemporaines du séjour d’Hérodote en Egypte ne confirment pas ces observations. Certains Egyptiens devaient être noirs, d’autres blancs, certains avaient une peau foncée, d’autres des cheveux raides… Ce sont les types physiques que l’on rencontre aujourd’hui en Egypte lorsqu’on voyage entre Alexandrie et Assouan. Mais, plus fondamentalement, est-ce que la couleur de la peau dit quelque chose de profond quant à la nature d’une civilisation ? Pour moi, la réponse est clairement non ! La géographie, les religions, les systèmes familiaux façonnent les civilisations, pas la couleur de la peau ou la texture de la chevelure. La question de la civilisation noire, ou de la civilisation blanche, est entièrement politique, au pire sens du terme.

Un marché aux bestiaux près du Caire, le 9 août 2018

Laurent Ribadeau Dumas
Rédaction AfriqueFrance Télévisions

Source : France Info

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