
Mai 1994. Au Rwanda, les extrémistes hutus massacrent les Tutsis. Rappelés par leurs rédactions, les journalistes ont pour la plupart déserté : les ressortissants européens rapatriés, pourquoi seraient-ils restés ? Reporter pour l’agence Capa, Jean-Christophe Klotz fait le chemin inverse et part à Kigali. Etre là au bon moment : lorsqu’il filme des enfants tutsis réfugiés dans la paroisse d’un prêtre français, le reporter croit encore à l’impact des images. Malgré la diffusion, fin mai, de son reportage dans Envoyé Spécial, personne ne réagit. De retour à Kigali, le 8 juin, Jean-Christophe Klotz est blessé lors de l’attaque de la paroisse. Un journaliste occidental qui s’est trouvé là au mauvais moment : voilà qui propulse le Rwanda à la une des JT… Mais quand l’armée française lance l’opération Turquoise, visant à protéger les civils et à distribuer l’aide humanitaire, le génocide a déjà eu lieu.
Images d’archives et témoignages à l’appui, Kigali, des images contre un massacre, diffusé en 2006, démontre la passivité de la France dans le génocide rwandais. Douze ans après les faits, il nous replonge au plus près de cet épisode tragique de l’histoire contemporaine. Nous voilà soudain à la table des négociations aux côtés de Bernard Kouchner et des généraux rwandais, scènes étonnantes où l’histoire est en train de s’écrire. Mais Kigali est aussi le journal intime (et thérapeutique) d’un reporter qui s’interroge sur son métier. Que filmer, comment montrer, à quoi sert d’informer ? Car ici, la circulation de l’information n’est pas en cause : en témoigne cet extrait de JT où, un an avant le début des massacres, le directeur de la Fédération internationale des droits de l’homme lançait un appel au secours. Ce cri d’alarme, pas plus que celui de Kouchner, ne suffira à troubler le silence de l’opinion internationale. Pourquoi ? En réalisant ce documentaire poignant, Jean-Christophe Klotz ne cherche pas à apporter de réponse mais prolonge autrement son travail de témoin. Comme si le cinéma pouvait seul révéler la part d’invisible tapie dans l’image brute.
Entretien (2006) avec Jean-Christophe Klotz : “Il fallait vendre le sujet Rwanda aux télés”
Dans quelles circonstances partez-vous à Kigali en mai 1994 ?
Les témoignages des premiers Occidentaux évacués du Rwanda ont provoqué chez moi une attirance ambiguë. Puisqu’il y avait génocide, je devais voir ça de plus près, le « ça » du « plus jamais ça ». Mais il fallait vendre le sujet aux télés, en parlant par exemple de ces Français qui avaient refusé de partir en laissant les réfugiés tutsi aux mains des milices hutu. Dans sa mission de Kigali, le père Blanchard avait justement recueilli de nombreux enfants. En reporter bien conditionné, j’ai tout de suite flairé le bon sujet pour la télé : il y avait des Français, des enfants et, derrière, la possibilité de dénoncer les évacuations sélectives des autorités françaises. Mais comment se rendre dans ce pays que tout le monde quittait ? Bernard Kouchner partait négocier : il a proposé d’emmener un reporter avec lui.
Et quand vous êtes arrivé sur place ?
La première vision qui m’a fait vaciller, c’est à l’entrée dans le village. Il y avait des corps à l’extérieur et à l’intérieur de l’école, un monceau de cadavres d’enfants et d’adultes. Je me suis vu en train de chercher le bon cadre pour filmer un corps… Je me souviens aussi de ce militaire du FPR, le Front patriotique rwandais [les forces armées tutsi, NDLR], me faisant signe de filmer un tas de cadavres… J’ai éteint ma caméra : ce n’était pas la bonne manière de rendre compte de ce qui se passait.
Que sont devenues les images des enfants réfugiés chez le prêtre ?
D’abord, elles ont servi à un reportage pour Envoyé spécial. Objectif atteint : une semaine plus tard, M6, alertée, me demandait de repartir. Je suis retourné au Rwanda sans trop savoir ce que j’allais faire. Lors d’une attaque des miliciens hutu, j’ai pris une balle perdue. C’est de ma chambre d’hôpital que j’ai revu les images des gamins filmés lors de mon premier voyage : le commentaire annonçait leur massacre. Mais ce n’était pas fini : après avoir servi de faire-part, ces mêmes images ont été ensuite utilisées alors que le génocide se terminait de lui-même, faute de survivants, et que l’armée française s’apprêtait à intervenir. Filmées pour alerter, elles servaient de promotion à cette opération absurde.
En quoi cette expérience a-t-elle modifié votre conception du métier de reporter ?
Non seulement mon travail n’a pas eu d’impact sur l’événement, mais il a contribué à alimenter des leurres. Comment décrire le réel dans une société où l’exigence d’Albert Londres, « distraire pour informer », s’est inversée ? Aujourd’hui, avec ce film, je me suis progressivement débarrassé de mon alibi de journaliste en découvrant une autre manière d’être témoin. Une synthèse entre la démarche du journalisme et l’émotion du cinéma.
Propos recueillis par Mathilde Blottière
Source : Télérama
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