Peuls et Dogon dans la tourmente au Mali : histoire d’une longue relation ambivalente

Une grande partie des tensions actuelles est due à l’irruption d’acteurs externes. Mais sans Etat pour s’interposer, la violence risque de s’accroître.

Au centre du Mali, dans la moitié est de la région de Mopti, où des tueries sans précédent se déroulent, il a existé depuis des siècles une cohabitation plus ou moins paisible au gré des circonstances politiques des divers peuples présents.

De manière schématique, les Dogon agriculteurs vivent sur les falaises et dans les plaines exondées. Les Peuls sont traditionnellement des pasteurs transhumants, allant des zones arides au delta du fleuve Niger. Dans cette zone, ces deux grands peuples vivent d’échanges de leurs denrées, se complétant les uns les autres. Les Peuls apportent le lait et le fumier ; les Dogon toutes les denrées alimentaires cultivées. L’écosystème local rend donc chaque communauté dépendante des autres.

La région du centre du Mali.
La région du centre du Mali. Wikimedia

 

Pourtant, l’équilibre théorique qui voudrait que ces peuples puissent cohabiter en se complétant a été souvent mis au mal au cours de l’Histoire. Tous ont, certes, été dominés par les grands empires ayant couvert le Mali actuel, comme l’empire songhaï entre le milieu du XVᵉ siècle et la fin du XVIᵉ siècle.

La création d’un royaume peul théocratique et ethnocentrique, la Dîna du Macina, établie définitivement en 1818, est un tournant capital dans les relations entre Peuls et Dogon.

Face aux vexations de leurs voisins – notamment celles du puissant royaume bambara de Ségou au sud-ouest, et des Touareg au nord –, des Peuls se rebellent et travaillent à une régénération sociale sur la base de principes islamiques. Ils délimitent et occupent des régions nouvelles. L’islam régit la vie sociale. Les parcours de transhumance des bêtes sont tracés. Face à ce joug, des Peuls païens refusant la domination du clan régnant des Barry s’exilent. Les populations non peules, considérées comme païennes également, sont asservies et réduites à des conditions de citoyens de seconde zone.

 

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Quelques décennies plus tard, Oumar Tall, un autre conquérant djihadiste venu de l’ouest, peul également, s’oppose au Macina et crée un nouvel ordre. Son neveu et ses fils ont régné et perpétué la domination peule dans ce pays, bien que les relations avec les Dogon se soient améliorées, à travers des alliances occasionnelles.

La colonisation, quelques décennies plus tard, écrase toutes les communautés, rééquilibre les statuts sociaux et interdit formellement l’esclavage (bien que le système de castes persiste dans les rapports sociaux, jusqu’à aujourd’hui), comme Amadou Hampâté Bâ le décrit si bien dans son œuvre Amkoullel, l’enfant peul.

A l’indépendance du Mali, en 1960, le socialisme du pays tout juste né réitère l’égalitarisme social. La féodalité peule est morte pour de bon.

Dans les années 1970-1980, changements de dynamiques

 

Les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 impactent toutes les populations locales. Les agriculteurs et les agro-pasteurs s’en sortent difficilement, mais mieux que les pasteurs. Avec la décimation des troupeaux, les Peuls (pasteurs) chutent encore plus socialement. Ils sont obligés de compter bien davantage sur les autres communautés. Spécialistes reconnus de l’élevage, ils s’occupent des bêtes de leurs voisins, tels les Dogon, dans des relations de nature clientéliste.

Les plans agricoles nationaux donnent la préférence aux agriculteurs qui, désormais, occupent des espaces autrefois situés dans le sillage des troupeaux des Peuls. Les anciens entrent régulièrement en tension du fait de cette problématique d’accès aux terres. Celle-ci reste une source essentielle de griefs, bien au-delà des mémoires d’un autre siècle.

Dans le même temps, l’Etat devient plus présent. L’industrie du tourisme fleurit dans ce qui est appelé « le pays dogon », suscitant un récit selon lequel les Dogon seraient les véritables autochtones de cette région, occultant sa nature hétérogène. Les autres peuples ont tout de même tous pu bénéficier de l’intérêt pour « le pays dogon », joint à un circuit intégrant l’illustre ville de Djenné, ainsi que la capitale de la région administrative, Mopti.

Un Dogon du village d’Indelou, dans le centre du Mali.
Un Dogon du village d’Indelou, dans le centre du Mali. Florin Iorganda / REUTERS

 

Malgré des incidents fréquents, la violence intercommunautaire n’a jamais prévalu. L’Etat a su s’interposer. La période plutôt calme des années 1990 à 2012 a alimenté l’idée que les populations vivaient ensemble depuis des générations dans la paix. L’histoire et la mémoire sociale des antagonismes sont tues. Il n’en reste pas moins que Dogon et Peuls vivaient effectivement côte à côte.

En 2012, l’apparition d’un nouvel antagonisme

 

Avec le coup d’Etat de mars 2012 à Bamako, la chaîne de commandement de l’armée malienne s’est effondrée. Le fonctionnement des services de l’Etat a été remis en question. Sans agents de l’Etat pour s’interposer, les affrontements se multiplient entre agriculteurs dogon et pasteurs peuls, provoquant la mort de dizaines de personnes. Une violence nouvelle, sans borne, voit alors le jour.

L’Etat malien perd du terrain dans la région de Mopti face la rébellion touareg du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et son allié Ansar Dine. Quelques zones de la région de Mopti ont alors été occupées par ces deux mouvements. Les habitants de Douentza, par exemple, ont connu de nombreuses exactions sous le joug des occupants.

 

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Une autre organisation, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) émerge durant cette même période. Ce mouvement djihadiste s’empare de la ville de Douentza en septembre 2012. La population se sent délivrée du joug des rebelles. Les nouveaux maîtres des lieux gèrent la ville selon leur idéologie rigoriste. Un certain ordre s’installe alors, malgré la limitation des libertés des citoyens.

La situation de la ville de Douentza, dans le centre du Mali.
La situation de la ville de Douentza, dans le centre du Mali. Google Maps

 

Durant la période allant de l’occupation d’une partie du cercle administratif de Douentza à sa reconquête lors de l’opération militaire française « Serval », en janvier 2013, de nombreux jeunes Peuls ont rejoint les rangs du Mujao. Ces derniers ont justifié leur adhésion par une soif de justice sociale, une forme de pragmatisme et d’opportunisme, mais aussi par une volonté de survie face à de nouveaux bourreaux. Cette brève période a marqué durablement les esprits sur place. Les Peuls ont commencé à être assimilés aux djihadistes.

En 2015, l’irruption du Front de libération du Macina

 

La présence de l’Etat malien est restée précaire, malgré la reconquête de ce territoire. En 2015, la situation sécuritaire de la région n’était toujours pas stabilisée, tout comme les antagonismes récents, nés durant l’occupation de la zone par les djihadistes.

Un nouveau mouvement djihadiste émerge en 2015, le Front de libération du Macina. Il est commandé pour un Peul, Amadou Koufa. Considérant les Peuls comme étant des alliés naturels des djihadistes, du fait de l’histoire fondatrice du Macina au XIXe siècle (dont il s’approprie l’héritage), Koufa invite tous les musulmans à le rejoindre et à lutter contre l’Etat malien. Cependant, il indique bien dans des prêches qu’il ne mène pas cette guerre de régénération sociale au nom d’une communauté particulière, mais dans une certaine forme d’égalitarisme inclusif.

Ce discours résonne au sein des communautés peules appauvries, mécontentes de l’ordre social dans lequel elles vivent, et victimes d’exactions répétées par des membres de l’armée malienne.

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Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré

Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré est chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Source : Le Monde (Le 29 mars 2019)

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