
Pendant plus de vingt ans, le terroriste italien des Prolétaires armés pour le communisme, réfugié en France, a mystifié la gauche française.
Point de rencontre entre politique et diplomatie, l’affaire Battisti se termine fidèlement à la vie de son principal protagoniste: comme un polar. Nous connaissons enfin le nom de l’assassin, puisqu’il s’agit de Cesare Battisti lui-même.
Cet épilogue prêterait à sourire s’il était écrit par un scénariste s’échinant à trouver rebondissements, chausse-trappes et cliffhangers pour une série Netflix. Fort heureusement, on ne rit pas ou peu sur le compte des cadavres laissés dans le sillage de Cesare Battisti.
Il est également probable que bon nombre de ses soutiens d’hier soient peu enclins à sourire aujourd’hui. Ils ont certes été bernés par une personnalité rompue aux techniques de manipulation, mais c’est bien avant tout à eux-mêmes qu’ils peuvent imputer l’erreur grossière d’avoir pris une responsabilité dont personne ne leur a imposé la charge.
Ce monde fourmille de causes justes et de combats à mener afin de le rendre plus supportable. Parmi toutes celles qui s’offrent aux groupes ou aux individus, la question du choix ne doit, bien entendu, rien au hasard. On peut donc légitimement se demander ce qui emporte l’adhésion à une cause aussi délicate que la défense d’un homme accusé de quatre homicides. Quelles sont les forces qui poussent un groupe, se constituant en comité de soutien, à s’ériger en juge d’instruction, en caution morale ou en diplomate du dimanche?
«Ils voulaient me croire»
L’affaire Battisti est l’un des dossiers qui empoisonne depuis deux décennies les relations franco-italiennes. Ce n’est pas le seul et c’est pourquoi nous y revenons régulièrement dans ces colonnes. Ce que celui-ci a de particulier réside dans l’excitation qu’il a stimulée au sein des sociétés civiles à la fois italienne et française. Loin de se cantonner aux différends diplomatiques et judiciaires, l’affaire Battisti a généré un affrontement pérenne entre les deux États pourtant alliés et amis.
Les fins connaisseurs de l’Italie ne s’y sont pas trompés et ne sont pas tombés dans l’embuscade cognitive tendue par le terroriste italien des Prolétaires armés pour le communisme (PAC). Nous y reviendrons.
«Je n’ai jamais été victime d’injustices et je me suis joué de tous ceux qui m’avaient aidé» Cesare Battisti.
Gérald Bronner, dans son ouvrage La démocratie des crédules, démontre à quel point nous pouvons tous être soumis à l’illusion d’une démultiplication des intelligences qui serait favorisée par la mise en commun des énergies: il est courant que nous fassions société pour conforter nos représentations. Le contraire reste possible mais demande l’effort de contourner les biais de confirmations les plus élémentaires.
Or, plus la «cause» est clivante, plus elle a tendance à polariser les opinions et à renforcer certaines formes de radicalités. C’est bien dans ce piège que s’est engouffrée une partie de la gauche intellectuelle française, partagée au sein d’une même communauté de soutiens entre «innocentistes» («Ce n’est pas lui!») et «relativistes» («Que ça soit lui ou pas n’est pas le problème, la justice italienne est défaillante!»).
Pour les premiers, Battisti a déclaré au cours de son récent interrogatoire: «Je n’ai jamais été victime d’injustices et je me suis joué de tous ceux qui m’avaient aidé. Pour certains d’entre eux, je n’ai même pas eu besoin de mentir».
Celles et ceux à qui Cesare Battisti fait allusion (pas seulement en France mais aussi en Italie, au Brésil ou au Mexique) pourraient être répartis en deux sous-groupes: la gauche sociale-démocrate et la gauche radicale.
Les rouges et les noirs
Au sein de la gauche radicale, on a souvent fait feu de tout bois en mêlant les deux systèmes de défense, c’est-à-dire aussi bien innocentistes que relativistes. C’est peu surprenant et somme toute assez logique car sous couvert de reconstitution des faits, on y pratique la défense des «frères d’armes» jusqu’au risque, souvent avéré, de frôler le révisionnisme. L’illustration la plus courante en est faite par deux hypothèses qu’il est difficile d’évaluer sans être soupçonné de soutenir la répression la plus éhontée.
La première de ces hypothèses met en avant la complicité de l’État italien avec les terroristes d’extrême droite et la mansuétude de la justice vis-à-vis de ceux-ci.
Cela est incontestable et de nombreux travaux universitaires, journalistiques ou judiciaires avalisent ce fait. Il reste par contre difficilement prouvable que cela fusse encore le cas après 1974, date à laquelle l’exécutif italien décide de réformer ses services de renseignement et de se détacher de leurs encombrants alliés auxquels ils déléguaient les actions les plus innommables.
Les peines pour les terroristes néofacistes ont été la hauteur des faits reprochés et certains d’entre eux sont en détention depuis plus de trente ans. Soyons clairs: il est aussi vrai que beaucoup, ayant échappé aux purges, vivent en liberté depuis toujours.
L’argument du deux poids, deux mesures entre terroristes rouges et noirs (en Italie le noir n’est pas la couleur de l’anarchie mais du fascisme) contient une part importante du mythe des tribunaux italiens majoritairement composés de magistrats ou de politiciens fascistes. Après ce constat, proposé par la gauche radicale, Battisti ne semblait pouvoir être jugé avec équité.
Le question testamentaire
Le deuxième argument dont se sont emparées la gauche radicale et les sympathisants des groupes armés italiens met en place un cadre de référence dont la structuration et la typologie sont récurrentes lorsque les sujets de l’histoire veulent également en être les historiographes.
Rappelons que la lutte armée conduite par les groupuscules de la gauche italienne entre 1970 et 1986 (la date de fin des attentats reste à déterminer selon les critères choisis) se déroule dans une Italie en proie aux mutations sociales, politiques et économiques très rapides. Le Parti communiste italien est alors la deuxième force politique du pays, les institutions sont remises en question, les syndicats sont en mesure de bloquer le fonctionnement de l’appareil productif.
L’extrême gauche activiste voire terroriste voit dans cette accélération le terrain favorable et les conditions objectives à un bouleversement des rapports de force entre travail et capital et veut en accélérer le processus en se positionnant comme une avant-garde prolétarienne.
Elle a échoué: c’est la voie légaliste et réformiste qui a permis l’obtention de nouveaux droits et de nouvelles protections sociales, mais cette extrême gauche revendique sa part d’histoire à défaut de part dans l’histoire. C’est ainsi que l’on a vu fleurir, sous la plume d’anciens «cadres» des mouvements radicaux et armés, la justification du recours à la violence, comme si celle-ci était consubstantielle aux désordres qui fleurissaient dans l’Italie de ces années-là.
Ce raisonnement a constitué l’une des objections à la demande d’extradition de Battisti, arguant que les magistrats et les juges d’instruction voulaient effacer la contribution historique des groupes clandestins à l’émancipation de la société.
Une affaire de famille
Bien que difficilement démontrable, ce «relativisme» est également observable dans la gauche française de tendance sociale-démocrate, mais sous une forme que nous pourrions qualifier d’inconsciente: les questions posées en Italie résonnent encore et toujours également en France. Nous trouvons trace de cette problématique sous la plume de feu l’ambassadeur français à Rome entre 1981 et 1984, Gilles Martinet. La correspondance diplomatique de Martinet est archivée au Centre d’histoire de Sciences Po.
En la parcourant, on y décèle sans difficulté la complexité du travail qui fut le sien, coincé entre la pression constante des magistrats et ministres italiens qui réclamaient que leur soient livrés les réfugiés condamnés ou recherchés par leurs tribunaux et l’extension infondée de la protection accordée par la doctrine Mitterrand à ces mêmes individus. Fidèle à sa mission mais comprenant ses hôtes, il n’a jamais cessé dans ses courriers et ses câbles diplomatiques de faire preuve à la fois d’empathie et d’analyse.
«Oui, il y avait bien alors une parenté entre les différents partisans de la transition vers le socialisme» Gilles Martinet dans Le Monde.
Dans un article publié dans Le Monde du 7 juillet 2004 et dans lequel Gilles Martinet s’exprime sur l’affaire Battisti qui bat alors son plein, il revient sur les propos de la journaliste Rossana Rossanda. Membre du Parti communiste italien, elle a côtoyé dans le cadre de ses enquêtes journalistiques les membres les plus importants des organisations terroristes italiennes. La journaliste proposait alors un constat qui a fait (et qui fait toujours) débat en disant, pendant les années de plomb, que les terroristes rouges appartenaient à la «famille», cette famille commune formée entre autres par le Parti communiste et le Parti socialiste italiens post-Seconde Guerre mondiale.
Cette grille de lecture est appliquée par Gilles Martinet aux soutiens que la gauche française apporte à Cesare Battisti: «Il y a, bien sûr, un autre argument qui concerne plus particulièrement un certain nombre de soutiens de Battisti. Ils n’osent le formuler ouvertement, mais Rossana Rossanda l’avait fait pour eux quand, tout en réprouvant l’action des Brigades rouges, elle avait dit au cours des années de plomb: “Ils sont de notre famille”», écrit-il dans les colonnes du Monde avant de poursuivre: «N’oublions pas la tradition du mouvement ouvrier, les rêves de Mai 1968 et, plus prosaïquement, les textes des congrès du Parti socialiste de 1972 et de 1979. Oui, il y avait bien alors une parenté entre les différents partisans de la transition vers le socialisme, même si l’action sanglante des Brigades rouges, nées d’une désespérance des éléments les plus radicaux du mouvement social italien, était rejetée par tous, ou presque tous».
La parole perdue
À la trahison de classe, la gauche mitterrandienne embourgeoisée grâce à la libéralisation de l’économie ne voulait pas ajouter une trahison familiale qui relève du fantasme, même si l’on sait que pour celui qui la vit, l’illusion est une réalité. C’est d’ailleurs au sein de cette gauche bourgeoise que l’on trouve souvent une argumentation qui tend à démonter la culpabilité de Cesare Battisti. On le défend comme on défendrait un enfant en difficulté, victime des adultes contre lesquels il ne peut rien.
Ces arguments innocentistes types, devenus au fil du temps semblables à des lettres types pré-écrites, ont été débunkés dans le livre écrit en 2012 par le journaliste Karl Laske avec une précision chirurgicale.
Cet ouvrage revient aussi sur un autre argument massue des défenseurs et défenseuses de Battisti, celui de la parole donnée aux réfugiés italiens par l’État français de ne pas les extrader. Revenir sur l’engagement pris par le président Mitterrand aurait, de facto, consisté à trahir la parole de l’État. Or, les accusations qui pesaient sur Cesare Battisti ne correspondaient pourtant pas, en réalité, aux critères exposés pour être sous protection de l’État français par l’intermédiaire de la doctrine Mitterrand, qui avait précisé que la France «refuserait toute protection directe ou indirecte pour le terrorisme actif, réel, sanglant».
La «parole donnée» est devenue au fil du temps un joker similaire à la carte «libéré de prison» du Monopoly mais aussi une posture autoritaire pour faire taire celles et ceux qui mettaient en doute son efficience dans l’affaire Battisti.
Durant toutes ces années, l’irrationalité s’est parée d’une façade qui faisait la part belle à un débat structuré et raisonné. Nous savons maintenant qu’il n’en était rien et que les uns et les autres ont doublement failli tant dans la forme que dans le fond.
Peut-être que nous pourrions nous rendre compte du mal que nous avons fait aux Italiens en imaginant ce que nous penserions d’eux s’ils refusaient de nous livrer l’un des tireurs du 13-Novembre tout en considérant la question des victimes comme secondaire car suspectes de «mauvaises» opinions politiques. Car c’est aussi de cela dont il était question, mais il s’agit là d’une autre histoire.
Guillaume Origoni
Source : Slate (France) – Le 28 mars 2019
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