J’ai un grand respect pour Oumar Ould Beibacar, mais son article – si l’on peut l’appeler ainsi – est truffé d’inexactitudes et d’anachronismes historiques. Je ne reviendrai pas sur tous les points controversés qu’il a avancés. Le lecteur intéressé pourra lire avec fruit la petite mais utile bibliographie que j’ai fournie à la fin de cette réponse. Son article a certes le mérite de chercher à établir des ponts entre les différentes communautés nationales mauritaniennes, ce qui est à son honneur. Toutefois, il n’en reste pas moins qu’il pèche par sa légèreté et les nombreuses affirmations hasardeuses qu’il contient. L’auteur pouvait bel et bien évoquer les liens symbiotiques et historiques entre les différentes populations sans chercher à enlever les rôles historiques aux uns pour les attribuer aux autres. Les lieux communs ne peuvent pas tenir lieu d’histoire.
Rien que le fait de situer la fondation du Tekrour au milieu du 19e siècle témoigne du caractère hasardeux de l’argumentaire. Je dois aussi souligner que l’attribution de la chute de l’empire de Ghana (Wagadu) aux Almoravides a été magistralement remise en cause à la suite des travaux des Professeurs Abdoulaye Bathily et d’Oumar Kane, mais également à la suite de la belle thèse de feu Le Docteur Abdourahmane Bâ, prématurément arraché à l’affection de la communauté universitaire. L’arrivée des Almoravides dans cette localité a trouvé que l’empire en question végétait déjà à la suite des guerres fratricides et des péjorations des conditions climatiques. En réalité, les causes principales de la chute de cet empire ne sont pas imputables aux Almoravides, mais aux guerres intestines et aux péjorations des conditions climatiques. J’avais eu les mêmes démêlés avec feu Le Professeur Pierre Bonte à ce sujet lors d’un colloque ici à Paris V parce qu’il continuait à divulguer cette thèse dans les universités françaises. Quand il a voulu minimiser l’apport de l’école historique de Dakar à la remise en question de cette thèse controversée, je lui ai dit droit dans les yeux qu’il était un ethnologue et non un historien et qu’en conséquence il devait arrêter de faire des affirmations approximatives de cette nature. J’ajoutais que s’il avait le droit de ne s’en tenir qu’à son « terrain maure » pour des raisons autres que scientifiques, il n’avait pas à venir déverser sur les autres les informations qu’il tirait sous les tentes où il sirotait du thé avec ses informateurs et qu’un scientifique devrait avoir comme souci impérieux de vérifier et de confronter rigoureusement les sources. Je ne l’ai plus revu jusqu’à l’annonce de son décès.
S’agissant de la question de l’Islamisation de l’empire de Ghana, là également, Le Colonel Oumar Ould Beibacar prend, sans citer une seule source, le contrepied de ce que les meilleurs spécialistes de la question et de la région ont écrit de façon circonstanciée et documentée. La thèse selon laquelle le Wagadu-Ghana avait été islamisé par les Almoravides a pendant longtemps prévalu dans les travaux alors qu’elle était fondée sur des sources controversées produites par des géographes arabes, dont la plupart n’avaient jamais mis pied dans la région, mais se contentaient de faire leurs travaux de synthèse à partir des sources de seconde main, sources très décriées en Histoire. Parmi ces auteurs, il y avait Ibn Khaldoun qui avait vécu au 14e siècle (1332-1406), c’est-à-dire quelques siècles après la disparition de Wagadu-Ghana. C’est ainsi que des historiens de l’école historique de Dakar, après confrontation des sources écrites et orales, mais aussi après une analyse rigoureuse du contexte de production des sources en question se sont inscrits en faux contre cette thèse. Selon tous les spécialistes cités plus haut et dont les travaux sont dans la bibliographie que j’ai fournie à la fin de cette rapide réflexion, l’Islamisation de cet empire est antérieure à l’arrivée des Almoravides. Cheikh Moussa Kamara et Oumar Kane parlent même de l’arrivée des 11 familles soninkées (parmi lesquelles : Sakho (Sako), Tuure (Touré), Barro, Diako, Doucké, Kébé, Gassamma, Talla, etc) islamisées en provenance de l’empire de Ghana dans la région du Fouta Toro. Ces familles ont largement contribué à la diffusion de l’Islam dans cette région. Elles étaient composées des marabouts-jula. Oumar Kane, poussant l’analyse plus loin, affirmait même que les mots njuulu et julde viennent du mot Jula (soninké). Il ajoute que le takande dow et takande less (taxande en soninké) pour parler des différentes parties du Coran, Kanmu (ciel), sallifana (la prière du dhor) viennent du soninké grâce à la place importante que les Julas (marabouts marchands soninkés) dans la diffusion de l’Islam dans la région du Fuuta Tooro. Cheikh Moussa Kamara, dans Zuhûr Al-Basātīn, consacra même tout un chapitre à ces familles maraboutiques toroobe d’origine soninkée. Ce n’est surement pas un hasard le fait que tous ces termes religieux soient empruntés à la langue soninké. Quoi qu’il en soit, les exemples, qui corroborent la place importante des marabouts jula dans la diffusion de l’Islam dans cette région, sont légion.
Les éléments historiques pour établir des ponts entre les différentes populations nationales sont simples à trouver. Pour cela, on n’a pas besoin de faire une entorse à l’Histoire. Pour le cas du Fuuta Tooro, on peut par exemple avoir recours à la longue tradition de métissage culturel, linguistique et démographique, etc pour étayer son propos. Pour preuve et selon toutes les études citées infra, les Tuure, les Baro, les Gassamma (Diaby Gassamma), les Talla, les Kébé, les Koréra, les Sako (Sakho), les Diako (Tadjigora Diakho), les Doucké (Doucouré), les Soumarés, les Konté (khonté), les Dramés, les Sylla, les Kamara, les Cissés, les Bathily, les Maréga, les Keïta, etc., du Fuuta Tooro sont d’origine soninkée, et les sources sont là pour le corroborer. Ils font partie des familles soninkées venues dans la région du Fuuta Tooro et qui, après avoir contracté des mariages avec des populations trouvées sur place, ont fini, au bout de quelques générations, par perdre l’usage de leur langue et de leur culture au point de ne leur rester aujourd’hui que les patronymes soninkés. Le deuxième Almami du Fuuta Tooro, en la personne de Mokhtar Koudédio Talla, ainsi que Ciré Hassan Tuure, un autre Almami, faisaient partie de ces familles-là. Beaucoup de généralisations qui se font au sujet de l’Histoire de cette région sont à revoir, car elles ne sont fondées sur aucune source. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, le Fuuta Tooro a été habité par les Peuls, Sooninko, sérères, Wolofs, Maures, etc. L’actuelle population haalpulaar’en de cette région, bien qu’elle soit plus représentative, est issue d’un long processus de brassage entre les différentes populations que je viens de citer. Ce qui donne à voir que toutes les populations de cette région sont parentes entre elles. Nous devons promouvoir ces liens symbiotiques, historiques et fraternels pour mieux vivre ensemble que de faire entorse aux faits historiques avérés pour encenser un groupe sociolinguistique pour des raisons inavouées.
Cette rapide mise au point n’est pas du tout de nature à mettre en doute la bonne foi de mon aîné Ould Beibacar, ni à installer une concurrence entre les communautés nationales mauritaniennes, mais à montrer qu’en Histoire on ne doit rien écrire sans confronter et critiquer rigoureusement les sources. Or beaucoup de faits avancés banalement dans ce papier font trembler tout historien qui se respecte parce qu’ils ne tirent leur légitimité d’aucune source fiable. L’Histoire n’est pas une légende, un conte, une fable, une discussion des salons, un témoignage familial, une hagiographie, un récit d’un griot, etc. L’histoire se fait à partir d’une confrontation et d’une critique rigoureuses des sources écrites et orales, entre autres. Tous les points avancés dans cette réponse sont confirmées de façon circonstanciée et documentée dans les travaux présentés dans la bibliographie qui suit.
mise à jour le 20/03/2019 à 20h48
Cheikhna Mohamed WAGUÉ
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