J’ai eu l’occasion de m’entretenir récemment avec deux femmes mauritaniennes. Amy Sow est photographe, artiste plasticienne et peintre. Elle a fondé il y a quelque temps un espace culturel unique à Nouakchott, capitale de ce pays de l’Afrique de l’Ouest autrefois connu comme le « territoire des Maures ». Dieynaba Andiom, à Nouakchott aussi, est étudiante en doctorat au Sénégal. Elle s’intéresse à la « santé reproductive » des jeunes, un domaine lié à la santé sexuelle des jeunes et des adolescents, qui inclut la planification familiale, qui œuvre en matière d’infections sexuellement transmissibles, et qui travaille en prévention des violences basées sur le genre (VBG)[1]. Elle a fondé une ONG spécialisée en la matière. Malgré des parcours de vie fort différents, les deux femmes ont naturellement convergé vers un sujet commun : la situation des femmes dans leur pays. En Mauritanie, une femme peut recevoir jusqu’à cent coups de fouets pour avoir pratiqué la « Zina » – des relations sexuelles hors-mariage – et cela même en cas de viol[2]. Elle peut aussi être jetée en prison.
Dénoncer la violence faite aux femmes
La convergence est compréhensible car les deux femmes partagent un regard sociétal critique. « Il fallait arrêter de peindre des dunes et des chameaux. Nous vivons dans un monde pervers, où il y a trop de violence. J’ai donc décidé de lancer un cri d’alarme. Il fallait alerter, dénoncer la violence faite aux femmes… il fallait passer à l’essentiel », affirme Sow en toute confiance. En 2002, elle donc a créé l’Union des artistes plasticiens mauritaniens, un système d’ateliers interconnectés aux instituts marocain et français, grâce auquel divers artistes ont pu organiser des expositions collectives à caractère sociopolitique. « Les femmes subissent en Mauritanie toute sorte de violence », affirme l’artiste. De plus, les victimes n’osent pas parler. Il a donc fallu s’improviser en porteuse de la voix de tous ceux et celles vivant dans la précarité des quartiers périphériques de Nouakchott.
Le combat d’Andiom n’est pas si différent. En matière de santé reproductive, le constat est le suivant : « Les jeunes sont actifs sexuellement depuis un très jeune âge, mais le sujet demeure tabou. De plus, en Mauritanie on se marie à 14-15 ans. Donc, quand on parle de « jeunes », on fait plutôt référence à des adolescents. Ce qui se passe [souvent, mais pas nécessairement] hors-mariage – par exemple les grossesses non-désirées ou le fait de contracter des maladies sexuellement transmissibles (MST) – est refoulé. De surcroit, puisque les hommes refusent souvent d’aller chez le médecin, ce sont les femmes qui le font. Et quand cela devient public, la société les culpabilise. Que ça soit par leur façon de s’habiller ou de se maquiller, la sexualité hors-mariage est toujours la « faute des femmes », signale la jeune activiste sociale[3]. Elle explique ainsi que les avortements clandestins et l’automédication sont des pratiques sociales fort dangereuses[4].
Que faire ? Comment sensibiliser ? D’une part, toute action au plan socioculturel, se heurte à un mur. Le Mauritanien moyen, affirme Sow, « n’est pas intéressé par l’art. On ne décore pas les murs et quand on le fait, on achète des bagatelles chinoises. Selon les perceptions locales, notre métier n’apporte rien; nous sommes presque des délinquants. Si les artistes mâles sont socialement étiquetés… imaginez maintenant les femmes! ». Si ce n’était pas grâce aux ventes faites aux expatriés, ni elle, ni ses collègues (femmes ou pas) ne survivraient financièrement. Si, d’autre part, l’engagement est au niveau de la société civile, les femmes activistes se heurtent également à des obstacles de taille. On a déjà demandé à Andiom comment elle osait parler de sexualité en public, à un auditoire plus âgé qu’elle. Non seulement la voix des jeunes n’est pas souvent entendue en Mauritanie, mais il s’agit aussi d’une société patriarcale où la « supériorité masculine » est glorifiée et où la vie des femmes est toujours conditionnée à la famille, à la vie de son époux, etc. Il s’agit aussi d’un système de castes, où les filles – souvent déscolarisées – ne peuvent pas choisir leur mari. Lorsqu’elles peuvent le faire, il doit être issu de la même caste. Le défi est donc de contourner, de dépasser la société.
L’art comme outil politique
La santé reproductive est un sujet large, tout comme la créativité dans l’art. Il n’empêche, les deux femmes vont de l’avant. Pour Andiom, le pari « …est de mettre les jeunes à travailler pour eux-mêmes, car il y a des questions qui ne peuvent pas être traitées par des tranches d’âge différentes. Nous y travaillons depuis 2017, de façon bénévole, par exemple en définissant une charte de valeurs pour doter de sens notre organisation. Maintenant, nous devons regarder le lien entre les besoins potentiels des usagers et notre offre de services en matière de référencement et de suivi. Éventuellement, nous pourrons aussi faire du plaidoyer ». Quant à Sow, elle a toujours voulu ouvrir une galerie d’art en Mauritanie, pays qui n’est pas doté d’école de beaux-arts. « Je voulais perturber car l’art, lorsqu’il est politique, éveille les consciences, multiplie la connaissance, stimule l’intelligence et raffine la pensée ». Il y a quelques années, elle s’est donc décidée à monter un projet. Elle a débuté en achetant un terrain avec ses propres moyens et en construisant un modeste immeuble. Plus tard, l’Ambassade des États-Unis a accepté de financer le projet, ce qui lui a permis d’achever la bâtisse.
Ouvert en 2017, après trois ans de construction, Art Gallé est aujourd’hui devenu un espace culturel incontournable. En six mois, une douzaine de personnes, des Belges, des Franco-sénégalais, des Libanais, et, bien sûr, des Mauritaniens, ont exposé dans ce qui est également devenu un café et un espace de création artistique. « Très tôt, j’ai remarqué qu’il manquait en ville des moyens pour revigorer la créativité des jeunes. J’ai donc converti la galerie en espace d’épanouissement. Les « samedis de portes ouvertes », des ateliers de peinture sont offerts gratuitement aux jeunes. Une fois par semaine, des groupes d’une dizaine d’enfants, entre 7 et 15 ans, se réunissent pour laisser place à la découverte. Chaque enfant vient avec 100 ouguiyas (monnaie nationale) pour acheter du papier et de la peinture. Pendant les deux heures d’atelier, il fait ce qu’il veut. Nous l’orientons sur la manière de dessiner ou de mélanger les couleurs, mais l’aspect créatif lui appartient. Il faut clarifier que nous ne sommes pas une école car nous n’avons pas la pédagogie nécessaire pour entamer un processus formel de formation ; nous essayons de partager le savoir-faire que nous possédons, tout en étant conscients du fait que pour la plupart, nous sommes des autodidactes », précise Sow, en toute modestie.
Des bouffées d’air frais
Le projet de Sow et celui d’Andiom sont des bouffées d’air frais à Nouakchott, et poussent pour un changement sociétal collectif bénéfique pour tous. Les deux projets articulent les efforts individuels, pour la plupart locaux, en initiatives communes. Ils démontrent aussi que peu importe le contexte, les moyens, et la conjoncture, il est possible de travailler au niveau microsocial pour le bien-être collectif macrosocial. En langue peule, « Art » veut dire « viens » et « Gallé » signifie « maison »; « Art Gallé » exprime donc l’idée « Viens à la maison ». Avec des projets séduisants comme ceux-ci, tous les deux fruits d’un engagement désintéressé, qui ne voudrait pas rentrer à la maison? Car quand on est chez soi, si on a de la chance, on se sent en sécurité, dans un collectif qui prend soin de soi et qui travaille pour faire en sorte qu’on puisse progresser, s’améliorer. En Mauritanie, comme ailleurs, être artiste ou activiste social est une bataille de tous les jours, surtout quand on est femme. L’effort de Sow et Andiom mérite donc d’être connu à l’international, car en devenant source d’inspiration en matière de solidarité pour un changement collectif, elles nourrissent non seulement l’esprit mauritanien (en permettant de se projeter, dans sa meilleure version, dans le futur), mais l’esprit de tous ceux et celles qui pensent qu’un monde meilleur est possible, et que le changement sociétal débute par des actions individuelles sur le plan microsocial.
1 L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la « santé reproductive » comme la science qui s’intéresse à la procréation et à l’appareil reproducteur à tous les stades d’une vie. Elle implique « …la possibilité d’avoir une sexualité responsable, satisfaisante et sûre ainsi que la liberté pour les personnes de choisir d’avoir des enfants si elles le souhaitent et quand elles le désirent ». Quant à la « santé sexuelle », l’OMS la conçoit comme « …un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle requiert une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui soient sources de plaisir et sans risque, libres de toute coercition, discrimination ou violence ».
[2] La « Zina » a fait l’objet de plusieurs rapports, dont « ‘Ils m’ont dit de garder silence’. Obstacles rencontrés par les survivantes d’agressions sexuelles pour obtenir justice et réparations en Mauritanie » de Human Rights Watch.
[3] En moyenne, les femmes mauritaniennes ont 4,2 enfants. Ceci explique le fait que presque 60 % de la population a moins de 25 ans. Si la grossesse arrive hors-mariage, signale Andiom, les femmes « …préfèrent avorter, même jeter les enfants à la poubelle que de les élever, parce qu’elles ne veulent pas vivre avec les conséquences. C’est l’histoire de tous les jours ». Même quand les relations sexuelles se passent dans un contexte familial, poursuit-elle, la santé des femmes est en risque, en raison du refus à utiliser des contraceptifs; « La plupart des gens pensent que la planification familiale est interdite par la religion, mais ce n’est pas le cas; le Coran ne fait pas mention du sujet et il y a des imams qui défendent la planification. Rappelons que dans notre religion, tout ce qui nuit à la santé est interdit ».
[4] En Mauritanie, il y a beaucoup de maladies asymptomatiques et les statistiques font défaut. L’ampleur des enjeux reste donc floue. Par exemple, l’utilisation (sans posologie) de désinfectants, supposément pour contrôler des maladies sexuellement transmissibles ou pour prévenir des avortements naturels, la vente de « produits mystère » (dont on ne connait pas les composants) pour favoriser une sexualité « épanouie », ou encore la persistance de pratiques traditionnelles touchant l’ensemble des communautés culturelles (par exemple, les mutilations génitales féminines, MGF), sont toutes des priorités en matière de santé reproductive, car elles deviennent en elles-mêmes des facteurs de risque.
Fernando A. Chinchilla
chercheur associé LAM/Sciences Po Bordeaux
Source : LAMenparle (Le 04/02/2019)
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