« La démocratie ne peut exister que grâce à une saine dose d’anonymat »

L’idée soulevée par Emmanuel Macron d’une « sortie progressive de l’anonymat » sur Internet est une fausse solution à des problèmes réels, analyse Damien Leloup, journaliste au « Monde ».

Il est des idées qui, tel le phénix, semblent renaître régulièrement de leurs cendres. Peu importe que la recherche les ait prouvées fausses à de multiples reprises ; peu importe que leurs dangers aient été maintes fois soulignés par les personnes les plus compétentes sur le sujet ; peu importe que leur mise en place soit techniquement impossible.

L’un des meilleurs exemples est cette idée, régulièrement brandie par des responsables politiques, qu’il existe une solution simple à la vaste majorité des problèmes qui touchent nos vies connectées : l’interdiction de l’anonymat en ligne.

Le 18 janvier, c’est le président de la République en personne qui a ressuscité cet increvable phénix. Lors d’une discussion avec des maires à Souillac (Lot), dans le cadre du grand débat qu’il a initié, Emmanuel Macron a expliqué qu’il souhaitait « qu’on [aille] vers une levée progressive de toute forme d’anonymat », condition nécessaire selon lui à l’« hygiène démocratique du statut de l’information ». La proposition, qui vise plus particulièrement les réseaux sociaux et la radicalisation de certains « gilets jaunes », a été saluée par d’autres personnalités, comme le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, sur RMC, qui a dit en « avoir assez des gens qui sont derrière les pseudos, et qui insultent à longueur de temps, qui mettent de l’huile sur le feu à longueur de temps ».

Par acquit de conscience, et de guerre lasse, on rappellera que toute la recherche scientifique menée sur le sujet est claire : le fait de s’exprimer sous sa véritable identité sur Internet n’a qu’un effet très modéré sur la violence des propos qui peuvent y être tenus. On redira aussi qu’on n’est jamais réellement anonyme en ligne. Les procès récents des harceleurs de la journaliste Nadia Daam et de ceux du porte-parole du Parti communiste français (PCF), Ian Brossat, sont là pour le rappeler : dans l’écrasante majorité des cas, même si vous écrivez sous un faux nom, votre fournisseur d’accès à Internet sait qui vous êtes, Google sait qui vous êtes, Facebook sait qui vous êtes, et la police le saura aussi.

On rappellera, enfin, que la « levée progressive de toute forme d’anonymat » nécessite, pour être effective, la mise en place d’un système de contrôle social similaire à celui de la Chine, qu’aucune démocratie ne pourrait décemment adopter.

Une pseudo-solution simpliste

 

Car contrairement à ce qu’a sous-entendu M. Macron, la démocratie ne peut exister que grâce à une saine dose d’anonymat. Le vote est anonyme ; les délibérations des jurés de cour d’assises le sont aussi. Dans ces deux moments, parmi les plus solennels de la vie citoyenne, l’anonymat est la condition nécessaire d’une expression libre, protégée au maximum des pressions et des tentatives d’influence.

Ce qui ne veut pas dire que l’on puisse, ou doive, être anonyme partout et tout le temps. Ni qu’il est légitime de dissimuler qui l’on est, et d’où l’on parle, pour propager des arguments politiques ou de fausses informations. Mais tout comme l’on est, en démocratie, présumé innocent avant d’être jugé coupable, les plates-formes en ligne tolèrent l’anonymat ou le pseudonyme jusqu’à ce qu’il soit démontré qu’un utilisateur en abuse.

Devoir tout dire sous notre identité civile, c’est aussi accepter que nos collègues de travail, nos voisins, notre famille, sachent tout de ce que nous disons

C’est un système imparfait, parfois cruel, et qui facilite la vie des harceleurs, des trolls et des militants politiques radicaux. Mais c’est aussi celui que nous appliquons dans la vie hors ligne : il ne viendrait à l’idée d’aucun responsable politique d’imposer aux consommateurs du café du coin de porter une étiquette affichant leur nom et leur prénom. Or c’est en substance ce que proposent les pourfendeurs de l’anonymat en ligne.

Devoir tout dire sous notre identité civile, c’est aussi accepter que nos collègues de travail, nos voisins, notre famille, sachent tout de ce que nous disons. La conséquence d’un tel système est bien connue : c’est le « chilling effect », cette autocensure que l’on s’impose lorsque l’on se sait surveillé, a fortiori si nos opinions sont perçues comme déviant de la norme. Et il ne s’applique pas seulement à ce que nous écrivons, mais aussi à ce que nous lisons : après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse du Web, une étude a montré que la consultation des pages Wikipedia sur des sujets sensibles a brusquement chuté de 20 %.

Cela ne signifie pas que l’on ne peut ou que l’on ne doit rien faire contre le harcèlement et la violence croissante du débat politique en ligne. Mais pour lutter efficacement contre ces phénomènes graves, encore faut-il en comprendre les mécanismes.

La recherche en sciences sociales avance, depuis plusieurs années, dans la compréhension de ces derniers : dépersonnalisation de l’autre renforcée par la distance, effets de meute, radicalisation de certains groupes politiques… Les causes sont complexes, multiples, difficiles à analyser et encore plus à contrecarrer ou à soigner.

Ce contexte doit nous forcer à une discussion sérieuse sur les violences en ligne, qui mérite mieux qu’un raccourci commode et qu’une pseudo-solution simpliste qui ne réglera rien.

 

Damien Leloup

(Service pixels du « Monde »)

 

Source : Le Monde

 

 

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