Achille Mbembe : « La restitution des œuvres est l’occasion pour la France de réparer et de réinventer sa relation avec l’Afrique »

Pour l’historien et politologue, il est temps de clore une séquence historique car le continent, en pleine ébullition culturelle et intellectuelle, est devenu l’un des centres de gravité du monde.

Entretien. Théoricien du postcolonialisme, politologue, historien et enseignant au Wiser de l’université du Witwatersrand de Johannesburg (Afrique du Sud), Achille Mbembe est l’auteur de Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016). Il analyse les débats sur la question postcoloniale qui entourent la restitution par la France des œuvres du patrimoine africain, proposée par le rapport remis au président de la République par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, mais aussi les travaux tels que Sexe, race et colonies (La Découverte, 544 pages, 65 euros), ouvrage dirigé par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Dominic Thomas et Christelle Taraud, qui fait l’objet d’une polémique depuis sa parution (pour ses auteurs, le livre fait l’histoire critique de l’utilisation sexuelle des corps des colonisés ; pour ses détracteurs, il mêle dangereusement histoire et esthétisme en publiant ces images racistes).

La restitution du patrimoine africain proposée par le rapport remis au président de la République par l’historienne Bénédicte Savoy et l’écrivain Felwine Sarr est-elle une réparation nécessaire ?

 

Achille Mbembe : Ce rapport est un texte fouillé et solide, plein de souffle même, car il est animé par un désir de justice, d’équité et de réparation. C’est un rapport qui propose une série de recommandations raisonnables, parce qu’il repose sur des faits historiques avérés. D’où l’importance qu’il accorde aux sources et à la biographie des objets qui ont été volés, pillés, achetés à bas coût sur le continent africain, principalement pendant la période de la colonisation.

Son objectif, comme le soulignent les auteurs du rapport, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, est de recréer les conditions d’une relation faite de réciprocité et de mutualité. Il ne s’agit pas de punir la France ou de lui demander de se repentir, mais de réparer sa relation avec l’Afrique, aux fins de ce qu’il nous faut appeler « le bien du monde ». La restitution est un élément déterminant pour la restaurer et la réinventer. C’est en ce sens que le principe de la restitution est, pour moi, un principe incontestable qui permet d’allier droit et justice.

Y a-t-il une forte demande de restitution de ces œuvres pillées sur le continent africain ?

 

L’opinion africaine est globalement favorable aux restitutions. Les débats sont nombreux, sur les conditions de leur sauvegarde une fois qu’ils seront de retour, sur la question de leur resocialisation aussi, ou bien encore sur la muséalité. Comment les réanimer, leur redonner force et énergie, les réintégrer dans les processus vitaux ? Comment redécouvrir l’extraordinaire réserve de connaissances du monde végétal et animal qu’ils recèlent, ou réactualiser les techniques et savoir-faire qui ont présidé a leur fabrication ? Où faut-il replacer ces objets souvent liés à des rituels et non destinés à être extraits de leur contexte singulier dans des musées ? Ne faudrait-il pas réinventer le musée en tant qu’institution ?

Les nouvelles générations sont en train de sortir du regard ethnologique qui aura été imposé sur l’Afrique des siècles durant

Le débat sur les restitutions fait rage à un moment ou le continent vit par ailleurs un moment d’ébullition intellectuelle, culturelle et artistique. Partout, l’on assiste à la résurgence de courants intellectuels (afrocentrisme, afropolitanisme, afrofuturisme) préoccupés par la question de l’émancipation, de l’unification du continent et du futur planétaire. Des convergences neuves s’esquissent entre l’Afrique et ses diverses diasporas. Au-delà de la multiplicité des Etats, l’Afrique est de plus en plus un continent transnational. Qu’il s’agisse de la production musicale, de la peinture et de la sculpture, de la mode et de l’industrie du vêtement, de l’architecture, de la littérature, du cinéma, de la danse, de la nouvelle pensée critique, la thématique est la même, à savoir le rêve d’une Afrique neuve, la possibilité d’un nouveau monde habitable par tous, d’une Terre nouvelle.

Les nouvelles générations sont en train de sortir du regard ethnologique qui aura été imposé sur l’Afrique des siècles durant. Sur un plan intellectuel, le retour de nos objets de leur longue période de captivité en Occident doit permettre de clore ce chapitre et, à la faveur de ce renouveau culturel et artistique, de repenser l’Afrique comme un des centres de gravité du monde.

Cette décision est-elle historique et ces questionnements sont-ils nécessaires au moment où la planète est saisie par ce que vous appelez une « politique de l’inimitié » ?

 

Ces débats sont cruciaux pour le bien du monde, ils sont déterminants pour le bien de notre monde commun. Pour nous, Africains qui avons la chance de circuler dans le monde, nous nous en rendons de plus en plus compte, une partie de l’avenir de notre planète se jouera en Afrique. Dans les années qui viennent, il sera de plus en plus évident que l’Afrique est un laboratoire majeur des mutations contemporaines.

C’est ici que certains des enjeux planétaires se manifestent avec le plus d’acuité, à commencer par la question de la vie des espèces, de celle du vivant dans son ensemble, de la persistance et de la durabilité des corps humains en mouvement et en circulation, des objets qui sont nos compagnons, mais aussi de la part d’objets désormais indissociables de qui nous sommes devenus, des modes d’existence en général. Il y a donc un devenir planétaire de l’Afrique qui est le pendant du devenir africain de la planète. La restitution des œuvres doit être lue comme l’antithèse de la politique de l’inimitié. Elle montre comment, pas à pas, réparer le visage de cette Terre que nous sommes condamnés a partager, et de ce monde que nous avons en commun.

La parution du livre « Sexe, race et colonie », dont vous avez assuré la préface, a relancé les débats sur la question postcoloniale. Que pensez-vous des critiques qui reprochent à cette entreprise éditoriale notamment d’esthétiser des clichés de viols coloniaux et ainsi de répliquer le regard colonial au sein d’un « beau livre » ?

 

Certaines de ces critiques sont légitimes et pertinentes. L’esthétisation des images de viols et de violences coloniales à caractères sexistes peut être difficile à supporter, en effet. Cette question, ancienne et déjà posée par l’exposition ou la présentation des images du génocide des juifs d’Europe, est parfaitement recevable.

Fallait-il ou ne fallait-il pas montrer ces images ? Il y a autant de raisons de dire oui que de dire non. Ajoutons qu’une image est faite pour être vue. Alors, dans un monde où la saturation des images peut contribuer à banaliser l’intolérable, il faut accompagner et éduquer le regard afin de montrer qu’une image cache toujours quelque chose, qu’elle est une apparition aussi bien qu’un masque. C’est pourquoi il faut souligner que dans le livre en question, ces images sont encadrées par des textes écrits par certains des meilleurs spécialistes de ces questions.

Il faut regarder les images en regardant les textes. C’est pourquoi la plupart des critiques, outrancières ne s’adressent pas au livre, mais aux projections idéologiques qu’il cristallise. Cessons donc de faire des procès d’intention à ses auteurs. Une partie des critiques relèvent de désaccords raisonnables qui peuvent être exprimés de manière apaisée.

Quelle est la question fondamentale posée par ces images coloniales et sexistes ?

 

La question fondamentale, c’est ce que nous disent ces images au sujet de ceux qui les ont fabriquées et du type de pouvoir qu’ils ont voulu exercer sur des corps étrangers qu’ils prétendaient posséder. De quel type de pouvoir s’agit-il sinon d’un pouvoir orgastique ? La domination coloniale est une domination génitale. Elle est animée par le désir d’une jouissance absolue dans laquelle le sujet dominé est transformé en objet sexuel. Il s’agit, dans l’exercice d’un tel pouvoir, de faire l’expérience d’un certain type d’orgasme qui ne touche pas seulement le corps et ses différents organes, mais qui est, littéralement, un tremblement des sens.

Derrière la mise en scène obscène des corps féminins par le pouvoir colonial, des photographies laissent parfois voir le regard perdu, vide, et l’immense souffrance de ces femmes captives…

 

On a beau tenter de faire de l’être humain un objet, il y a toujours quelque chose de son humanité qui échappe à cette réduction objectale, à ce désir d’objectification. Ces femmes peuvent être réduites au silence, mais encore capables, à travers leur regard, d’articuler un geste, d’esquisser une parole muette qui néanmoins interpelle. Leurs corps sont exhibés comme des trophées ou comme des décors, mais leur moi est absent. Et ce livre montre que, derrière leur entêtante présence, ces images nous révèlent une absence. Le corps est là, mais la tête est ailleurs. Le propre de la violence coloniale est de dissocier le moi de ses apparences, de forcer le dominé a ne jamais apparaître que sur le mode de l’absence, du creux et du vide. Et dans ce vide vient généralement se loger le racisme.

D’où vient cette focalisation sur les questions identitaires ?

 

De nos jours, l’identité, c’est l’opium des masses. La raison comme faculté humaine universelle – qui a été au fondement de l’idéal de la liberté – est aujourd’hui assiégée, et le modèle de la démocratie libérale est partout en crise. Il faut reconnaître que de nombreux crimes ont été commis au nom de la raison, de la démocratie et de l’universel. Mais ces idéaux ont en même temps nourri toutes les grandes luttes qui, au cours de la période moderne, visaient à partager le monde et à ouvrir un futur à tous.

Beaucoup s’efforcent aujourd’hui de disqualifier la raison. Ils veulent la remplacer par toutes sortes de passions et d’affects. Les antagonismes politiques s’expriment de plus en plus sous une forme viscérale, comme si l’on ne pensait et n’agissait plus que par les tripes. Nous sommes entrés dans l’ère de la viscéralité, dont la crispation identitaire est un symptôme. Ce symptôme est viralisé par les nouvelles technologies de la communication qui le prolongent comme autant de prothèses, voire d’organes augmentés.

La vérité est que le capitalisme financier qui domine l’économie-monde est aujourd’hui devenu incompatible avec la démocratie libérale. Depuis l’après-guerre, les deux entités avaient des intérêts convergents et pouvaient évoluer de concert dans le contexte de la guerre froide. Aujourd’hui, leurs intérêts sont devenus divergents. D’où la libération d’énergies négatives qui cherchent des boucs émissaires pour expliquer les malheurs des temps.

Pourquoi notre époque est-elle dominée selon vous par les « sociétés d’inimitié » ?

 

Tout se passe désormais comme si, pour exister politiquement dans l’espace public, il fallait à tout prix soit se doter d’un ennemi, soit se parer des atours d’une victime. Le mâle blanc en particulier est en proie à un complexe de dévirilisation. Le subalterne, quant à lui, est convaincu que pour avoir voix au chapitre, il doit se masculiniser et faire subir à ses bourreaux l’exacte souffrance qu’ils lui ont infligée. De plus en plus, un rapport mimétique relie la violence des dominants et celle des dominés.

Pour redonner une chance a la démocratie, il faudra sortir de l’exceptionnalisme qui postule que certains sont au sommet de tout et que le reste du vivant leur est subordonné

L’humanisme classique n’a pas d’avenir, car il est trop compromis et endommagé pour attirer des adhésions durables. Il faut l’amender et revenir à une conception intégrale du monde, voire de la Terre. En plus de nous appartenir à parts égales, la Terre est habitée par des espèces non humaines avec lesquelles il faut négocier une forme de connivence, de coexistence et de convivialité. Pour redonner une chance a la démocratie, il faudra sortir de l’exceptionnalisme qui postule que certains sont au sommet de tout et que le reste du vivant leur est subordonné. C’est ainsi que nous avancerons vers une certaine idée de l’« en-commun », qui suppose la renaissance à une conscience planétaire.

Par rapport au futur immédiat, la question n’est plus tant celle de l’Etat-nation ou de l’ethnie que celle de la planète. Revenir à des frontières closes nous conduirait inévitablement à des hécatombes. La frontière est devenue un Moloch qui exige toujours plus de sacrifices sanglants. Tout ce qui favorise l’émergence et la cristallisation de cette conscience planétaire, ainsi que cet « en-commun » de notre monde enchevêtré, comme la restitution, est à saluer. C’est pourquoi penser et panser sont inséparables pour redéfinir une politique du bien du monde, au-delà de l’humain.

Nicolas Truong

Le rapport Savoy-Sarr sur « la restitution du patrimoine africain »

Le « Rapport sur la restitution du patrimoine africain » confié à Bénédicte Savoy, historienne de l’art, professeur à l’Université technique de Berlin et titulaire de la chaire « Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIe-XXe » au Collège de France, et à Felwine Sarr, écrivain et professeur d’économie à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, a été remis à Emmanuel Macron le 23 novembre. Afin de rompre avec l’inaliénabilité du patrimoine national qui empêchait jusqu’alors la France de répondre aux réclamations de certains pays, le rapport préconise d’organiser la restitution du patrimoine culturel africain – on dénombre environ 88 000 objets provenant de l’Afrique subsaharienne – qui a été spolié pendant la période de la colonisation, notamment en modifiant le code du patrimoine français. Le président de la République a marqué sa volonté de poursuivre la voie tracée dans le discours prononcé à l’université de Ouagadougou, le 28 novembre 2017, qui annonçait la mise en œuvre, dans un délai de cinq ans, de « restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », en déclarant que, « en cohérence avec la démarche engagée et sur proposition du Musée du Quai Branly et du ministère de la culture, [il] a décidé de restituer sans tarder 26 œuvres réclamées par les autorités du Bénin ». Le texte du rapport vient d’être publié aux éditions Philippe Rey/Seuil (188 pages, 17 euros)

 

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Source : Le Monde

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