
Dans son dernier ouvrage, Yascha Mounk évoque les dangers de la démocratie illibérale telle qu’elle se manifeste un peu partout dans le monde: des mécanismes de gouvernement qui s’appuient sur le suffrage universel mais remettent en cause les contre-pouvoirs.
Les démocraties libérales ont depuis 1945 fait régner leur système de valeurs en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, avant de s’étendre, à partir de 1989 à l’est de l’Europe, libéré du joug soviétique. La chute du Mur de Berlin était alors apparue comme le signe de leur victoire définitive, un horizon indépassable comme le proclamait dans un article fameux Francis Fukuyama.
Ces dernières années, les perspectives ont changé et l’euphorie de la fin de la Guerre froide a cédé la place à de nouvelles interrogations. Les succès électoraux des partis populistes dans de nombreux pays européens, l’élection de Donald Trump aux États-Unis ont démontré la fragilité de régimes dont la pérennité semblait assurée. D’ailleurs, les sondages d’opinion montrent une désaffection préoccupante, surtout chez les jeunes, à l’égard des mécanismes de la démocratie représentative.
Comment expliquer ces changements? Quelles pistes peut-on explorer pour conserver un mode de gouvernement qui protège le pluralisme des opinions et la liberté d’expression? À ces questions, Yascha Mounk, un jeune politologue de Harvard d’origine allemande, apporte des réponses discutables mais stimulantes dans un livre qui a été largement débattu aux États-Unis et qui vient de sortir en français sous le titre Le Peuple contre la démocratie (éditions de l’Observatoire).
Les faiblesses de la démocratie libérale
L’auteur procède à une analyse sans complaisance de la démocratie libérale, telle qu’elle a régné depuis soixante-dix ans dans le monde occidental. Il souligne que son fonctionnement laissait à désirer et ne correspondait pas forcément au modèle très théorique que louaient ses partisans. Fondamentalement ces régimes reposaient sur une alternance régulière entre le centre droit et le centre gauche. Ces deux familles politiques avaient des divergences mais partageaient une même conception de la démocratie et étaient animées par des équipes appartenant à une classe dirigeante assez homogène.
Au fil des décennies, les gouvernants ont fait preuve de complaisance et d’autosatisfaction, ce qui les a conduits à trop négliger les opinions publiques et à considérer que leurs décisions nourries par leur compétence et leur expérience du pouvoir étaient les meilleures pour le pays. Certes, leur connaissance approfondie des affaires et leur respect scrupuleux d’institutions qui leur faisaient risquer de perdre le pouvoir à chaque échéance a permis de garantir aux citoyennes et citoyens une grande liberté d’expression et, malgré tout, de choix.
Sans sous-estimer ces considérables avantages, l’auteur suggère qu’on risquait d’évoluer non plus dans le cadre d’une démocratie libérale mais dans un système de libéralisme sans démocratie. Un facteur aggravant a été le développement des organisations internationales dont l’Union européenne est l’exemple le plus marquant, qui ont dessaisi les instances nationales d’une grande partie de leur pouvoir de décision et ont donc introduit le doute sur l’efficacité du suffrage universel pour définir les grandes orientations du pays.
À partir de la fin du XXe siècle, la situation s’est dégradée avec l’accroissement du chômage et l’accentuation des inégalités
Yascha Mounk s’interroge évidemment sur les raisons pour lesquelles cette situation a duré si longtemps et pourquoi elle a fini par subir les assauts de son opposé, ce qu’il appelle la démocratie sans le libéralisme.
Il attribue ce changement de l’opinion à des causes économiques. Pendant les Trente Glorieuses et même au cours des décennies suivantes, le niveau de vie de l’ensemble des citoyennes et citoyens a progressé régulièrement à un rythme relativement rapide. Parallèlement, une politique fiscale efficace réduisait fortement les inégalités. C’est ainsi que les États-Unis, un pays très inégalitaire avant 1933, connurent ensuite, grâce au New Deal et à l’action des présidents successifs, un fort resserrement des revenus jusqu’à l’élection de Reagan en 1980 qui mit un terme à cette politique.
Pendant toute cette période, les électeurs relativement satisfaits de leur sort n’avaient pas de raison de contester les grands partis et l’élite qui occupait le pouvoir. Toutefois, à partir de la fin du XXe siècle, la situation s’est dégradée avec l’accroissement du chômage et l’accentuation des inégalités entre une petite minorité bénéficiant d’un enrichissement massif et une classe moyenne dont les revenus ont cessé de progresser. La grande récession de 2008 a aggravé ces phénomènes en plongeant l’Europe dans une longue période de stagnation dont elle peine aujourd’hui encore à sortir. Du coup, la légitimité de la classe dirigeante devenait sujette à contestation.
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