La méritocratie, une utopie féroce

Après la Révolution et l’abolition des privilèges, la sélection au mérite devait bâtir une nouvelle hiérarchie sociale. Pourtant, la société française d’aujourd’hui peine à offrir à chacun, quelles que soient ses origines sociales ou culturelles, les mêmes chances de réussite. Et l’école est en première ligne.

 

Bon point d’une école de Lyon, vers 1900. Collection KHARBINE-TAPABOR

 

 

Tous les citoyens étant égaux à ses yeux [la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 26 août 1789, place la ­« capacité », les « vertus » et les « talents » à l’origine d’une nouvelle hiérarchie sociale.

Nous sommes exactement vingt-deux jours après l’abolition des privilèges. Avec leur disparition, la compétence devient le critère à l’aune ­duquel seront répartis les honneurs, les charges et les avantages. En latin, meritum signifie gain, salaire : donner à chacun la part qui lui ­revient. Dans une société dite « méritocratique », un lien direct est établi entre le mérite et le pouvoir, que l’individu ne doit plus à sa naissance, à sa richesse ou à ses appuis personnels, mais à ses qualités propres, à son travail et à son talent. L’éducation et la formation universitaire s’imposent peu à peu comme le moyen le plus juste de déterminer la compétence qui présidera à la répartition des places.

Massification scolaire

 

Mais contrairement à ce que voudrait l’image d’Epinal de l’école républicaine, alimentée par quelques trajectoires fulgurantes et célèbres – celle d’un Albert Camus, par exemple, propulsé dans les études secondaires par son maître d’école –, la sélection au mérite a longtemps eu un impact limité dans le système scolaire français. Au temps de Jules Ferry, il existe, d’une part, l’école communale pour les enfants du peuple, et, d’autre part, le lycée pour ceux de la bourgeoisie. A de rares occasions, une ­petite minorité d’élèves doués et méritants ­accèdent à une forme d’élitisme républicain.

Cette ambition ne s’affirme qu’un siècle plus tard, lors de la massification scolaire des ­années 1970, qui donne formellement accès à l’enseignement secondaire et supérieur à tous les enfants de l’école républicaine. C’est la naissance de l’« élitisme pour tous », selon le mot de François Dubet, incarné par le collège unique, fondé en 1975. « Le système a toujours poursuivi deux objectifs distincts, résume le sociologue de l’éducation. Il servait à la fois à offrir un socle de compétences à tous les élèves et à sélectionner les meilleurs d’entre eux. Avec le collège unique, ces deux objectifs se rejoignent et chacun peut prétendre à entrer dans la compétition. »

Distribution des prix aux écoliers d’Arcueil (Val-de-Marne), en juin 1967. Gerald Bloncourt

 

Avec la massification de l’enseignement ­secondaire, le système scolaire met donc tous les enfants sur la même ligne de départ. C’est un nouveau principe fondateur, qu’on appelle désormais « l’égalité des chances », même si l’expression n’entre vraiment dans le débat public que dans les années 1990. Soit l’idée que tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales ou culturelles, doivent se voir proposer les mêmes opportunités.

Comment démêler la part du travail, du talent, de la chance et du contexte familial dans les résultats scolaires ?

Mais cette idée pose deux problèmes. D’abord, cela suppose que l’école ait le pouvoir de faire disparaître en son creuset les inégalités sociales, car on s’aperçoit vite que le premier facteur de réussite ou d’échec scolaire d’un enfant est son milieu d’origine : comment faire pour neutraliser ce handicap de ­départ ? Ensuite, comme le rappelle la sociologue Agnès van Zanten, les élèves en France sont « encouragés à viser l’excellence et évalués à l’aune de cet objectif ambitieux ».

Or, tous les élèves n’ont pas la capacité d’atteindre l’excellence, et toutes les formations n’exigent pas une évaluation sur ce critère. La victoire promise au plus compétent engendre ainsi une grande férocité sociale, dans un monde où chacun doit s’armer pour tirer le meilleur parti de ses propres facultés. En matière scolaire, le mérite pose d’autant plus de problèmes qu’il s’agit d’enfants : comment démêler la part du travail, du talent, de la chance et du contexte familial dans les résultats scolaires ?

Une tension jamais résolue

 

Ces tensions inhérentes à notre modèle de démocratisation scolaire réclamaient une prise de conscience, qui se fera en deux temps, au début des années 1980 et au début des ­années 2000. En 1981, Alain Savary, ministre de l’éducation nationale de François Mitterrand, crée les zones d’éducation prioritaires. Pour la première fois, on sort de l’égalitarisme républicain pour donner plus aux élèves qui ont moins, dans une première tentative pour rééquilibrer les chances de départ.

A l’époque, cette décision qui brise l’idéal égalitaire de l’école est loin de faire l’unanimité. Plus tard, le débat sur l’égalité des chances fait son apparition dans l’enseignement supérieur. Entre 1985 et 1995, en effet, le nombre de bacheliers a bondi, de 30 % d’une classe d’âge obtenant le baccalauréat à 62 %. Mais les grandes écoles restent la chasse gardée des plus aisés. Avec les années 2000 se multiplient donc les dispositifs pour l’égalité des chances.

Violaine Morin
Source : Le Monde

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