» J’ai deux cultures en moi « 

L’écrivain, remarqué en 2014 avec  » Debout-Payé « , vit aujourd’hui entre France et Côte d’Ivoire. De cet entre-deux est né  » Camarade Papa « , roman de la colonisation et de la découverte intime de l’Afrique.

Vingt minutes à peine que nous sommes attablés dans un café, et une -connaissance l’interpelle depuis la rue.  » Tu vas bien, t’écris toujours ? –  Oui, j’ai encore un bouquin qui sort à la rentrée. – Ah oui, sur quoi ? – Colonisation, décolonisation et autres luttes marxistes.  » Ainsi parlait Armand Patrick Gbaka-Brédé, dit Gauz, un matin d’août, à -Paris. Au téléphone, il avait déjà expliqué ne jamais vouvoyer quiconque par refus de cette  » concession à la bourgeoisie « . Très remarqué (50 000 exemplaires vendus) lors de la rentrée littéraire 2014 pour Debout-Payé, Gauz revient avec Camarade Papa, un livre qui annonce la -couleur dès la couverture : le rouge.

A la parution de son premier roman, cette dimension politique avait été moins commentée que sa dimension autobiographique. Car, comme le narrateur, Ossiri, Gauz avait été un  » debout-payé « , expression populaire dans la capitale ivoirienne qui désigne un vigile en France. L’auteur raconte : «  Tout le monde a parlé de ça, c’est dingue ! Bien sûr, on met toujours une part de notre histoire, de celle de nos parents, quand on écrit. Mais le roman, c’est de la fabrication pure, une vie à part entière. « 

Celle de Gauz, né à Abidjan en  1971 d’un père enseignant, ex-député socialiste, et d’une mère infirmière et communiste, partie clandestinement au Rwanda en 1994 soigner les blessés du génocide, peut se résumer comme suit pour l’âge adulte. Le 14 août 1999, il arrive en France. A 28 ans, un master de biochimie en poche, et des années de photo, de cinéma et de journalisme à travers la Côte d’Ivoire derrière lui, Gauz ressent le besoin de se  » balader ailleurs « . Il reçoit une boursepour faire un autre master en biochimie à Paris-VII, mais pas de visa étudiant. Le patron de Radio Nostalgie à Abidjan, où il pige, l’aide à décrocher un visa affaires. Celui-ci expire un an plus tard. Gauz travaille alors comme vigile puis, quand il devient père, il obtient un visa et la nationalité française dans la foulée. En deux ans, il est passé de sans-papier à citoyen français. Il remise son costume de vigile.

 » Ça plaisait aux gens de croire que j’avais été longtemps vigile, alors que je ne l’ai été que deux ans. C’est bien, l’histoire du grand Noir sympa qui est vigile et qui écrit un bouquin. Mais, dans le fond, Voyage au bout de la nuit, que personne ne réduit à un roman autobiographique, colle plus à la vie de Céline que Debout-Payé à la mienne ! «  Rire gauzien (moqueur et offensif). L’écrivain parle vite, passe d’une idée à l’autre en produisant des étincelles. Plus tard, il nous soufflera que l’humour est pour lui un  » appel de l’intelligence « .

De fait, on rit et sourit beaucoup dans Camarade Papa. Même s’il y est question de choses très sérieusesqui le touchent de près : la Côte d’Ivoire, le marxisme-léninisme et la colonisation, sur laquelle l’auteur a pu méditer à Grand-Bassam, première capitale coloniale de son pays d’origine, où il passe la plupart de son temps depuis la sortie de Debout-Payé. Après le succès de son premier roman et quinze ans en France, l’écrivain a eu envie de revenir en Afrique. Il vit  » dans une sorte de communauté « , où il monte des expositions et donne du grain à moudre aux habitants en débattant du  » possible idéologique « .

Son deuxième roman commence là, à Grand-Bassam, au XIXe  siècle. Nous y entrons au côté de Dabilly, jeune Creusois, parti tenter l’aventure coloniale.  » Je voulais être proche des vieux codes du roman, devenir classique. Ç’aurait dû être le premier livre, celui que tu fais pour prouver que tu sais écrire. Mais le livre n’est classique qu’en apparence.  » Le récit de Dabilly alterne avec celui, un siècle plus tard, d’un enfant d’origine africaine, né à -Amsterdam de parents communistes, qui -débarque en Côte d’Ivoire. Pourquoi ces deux personnages ? Gauz répond du tac au tac : il pense que, pour éviter un -roman parcellaire sur la colonisation, il est nécessaire d’accrocher cette histoire-là à un présent, ou à  » un moins passé « , mais aussi de  » déchirer le temps «  pour prendre du recul.  » Sinon, tu montes au col du Galibier en regardant ton guidon et le gars devant. « 

Ce livre, Gauz le couve depuis des années. Longtemps, il s’est demandé comment porter le récit de Dabilly. A la première ou à la troisième personne ? La -réponse lui apparaît lors d’un footing matinal le long de la plage de Grand-Bassam.  » Est-ce que je peux me mettre dans la tête d’un Blanc du XIXe  siècle ? Bien sûr que oui ! J’ai son langage, sa -culture, je connais son pays, comment il réfléchit. Je considère que moi et les gens de ma -génération, nous sommes des -Superman. Quand Nietzsche parlait du surhomme, il ne savait pas qu’il parlait de coloniaux !, s’exclame-t-il en riant. Je suis un pur produit de cette conquête, j’ai deux cultures en moi, je peux écrire sur la ligne de crête ! Dabilly me ressemble. Il veut -partir de chez lui, comme je voulais partir de chez moi. Dabilly, c’est un migrant. « 

 » Grand pourfendeur  » de ce qu’il -appelle «  la colorimétrie « , Gauz est -convaincu que la question de la couleur de peau est une distraction, que le vrai combat, c’est l’équité sociale. «  La couleur a été utilisée comme un chiffon rouge, brandi par un groupe chaque fois qu’il voulait en exploiter un autre. «  Gauz n’a de cesse de décortiquer le langage de la -colonisation.  » Les Français disaient : “On va apporter la civilisation.” Il faut être fort pour sortir ça ! Il y avait encore des ports négriers dans leur pays, ça faisait trois cents ans qu’ils détenaient des gens en esclavage, et ils voulaient apporter la civilisation ? Les Jules Ferry et compagnie qui ont dit ça devaient avoir une incroyable capacité à fictionner ! Ils inventent, eux-mêmes n’y croient pas. Mais une fois qu’on met en place un système, tout -devient logique.  » A ce discours colonial qui a  » des répercussions  » sur nos per-ceptions aujourd’hui, Gauz estime qu’il faut répondre par les mêmes armes : les -symboles et la fiction.

Le pouvoir de cette dernière lui est apparu très tôt. L’envie d’écrire naît de son enfance solitaire : confié à un oncle et une tante pendant que ses parents partent étudier à Paris, il effectue ensuite son secondaire en internat. Il sait que les lettres qu’il adresse à ses parents vont être lues à voix haute.  » Il fallait que je -raconte des anecdotes intéressantes, que je fasse rigoler les gens.  » Et puis, un jour, il lit Céline, Ahmadou Kourouma, puis découvre  » le saint des saints « , Romain Gary (1914-1980) : «  J’ai su quel écrivain je voulais devenir « , dit-il. A travers le jeune héros de Camarade Papa, qui regarde le monde des adultes à hauteur de gamin, et le décrypte avec de merveilleuses inventions langagières, Gauz rend un hommage assumé à La Vie devant soi (Mercure de France, 1975) et son auteur.

La langue la plus marquante du livre reste cependant celle des personnages africains. Elle évoque ce que l’on a pu communément nommer le  » petit-nègre « . L’expression amène un sourire narquois sur le visage de Gauz.  » Qui appelle ça “petit-nègre” ? Les Blancs, quand ils arrivent en Afrique, au lieu de se dire : “Ça fait deux mois qu’on est là et le gars nous comprend quasiment, c’est incroyable !” Ils n’ont jamais entendu une si belle distorsion de leur langue. Personne ne parle petit-nègre dans Camarade Papa. Tout le monde parle français !  » De là, l’auteur en vient à fustiger la  » francophonie «  et ses prix littéraires réservés à ceux qui sont encore considérés avec une forme de paternalisme par le monde des lettres.  » Je mets un poing dans la -figure du premier qui dit que Camarade Papa est un livre francophone ! « , -conclut-il. A bon entendeur.

 

Gladys Marivat

 

Source : Le Monde (Le Monde des Livres)

 

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