L’ancien secrétaire général de l’ONU est mort samedi à 80 ans. Rwanda, Bosnie, Irak… Il a essuyé certaines des pires tempêtes qu’ait connues l’organisation.
C’était à l’automne 2002. A l’ONU, la bataille faisait rage autour de l’Irak. L’administration américaine, à l’époque celle de George W. Bush, était déterminée à « désarmer Saddam Hussein ». Le gouvernement britannique de Tony Blair se préparait à s’aligner. Les autres membres permanents du Conseil de sécurité, la France, la Russie, suivies de la Chine, refusaient toute idée d’intervention sans avoir la preuve formelle de l’existence des armes de destruction massive du dictateur irakien. L’affrontement diplomatique allait déboucher en mars 2003 sur le premier grand schisme de la communauté internationale post-guerre froide : les Etats-Unis envahissaient un pays sans l’aval de l’ONU.
Je venais de prendre mon poste de correspondante du Monde aux Nations unies, peu au fait des usages de la diplomatie multilatérale. Un après-midi, Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, m’avait fait appeler dans son bureau au 38e étage. Dans l’ascenseur, Fred Eckhard, son porte-parole et alter ego en courtoisie, avait précisé qu’il ne s’agissait pas d’une interview mais d’une prise de contact.
Kofi Annan m’avait fait asseoir sur un bout de canapé, pressé mais patient. Après les formules de politesse, il m’avait montré un objet en bois, un cadeau de la délégation russe. On y voyait un ours dans un équilibre périlleux, oscillant entre différents pôles marqués par des boules servant de contrepoids.
Conscience morale planétaire
Fred Eckhard avait décrypté le message. Critiqué par les pacifistes et le monde arabe comme trop proche des Américains, Kofi Annan entendait illustrer la position extraordinairement inconfortable dans laquelle il se trouvait : opposé à une guerre – qu’il jugerait plus tard « illégale » –, il était tenu à une forme de neutralité, de par sa fonction de secrétaire général, nommé par les membres permanents du Conseil, tous également garants de la Charte de 1945.
Ainsi était Kofi Annan, le fils d’une famille aristocratique du Ghana, prix Nobel de la paix 2001, qui s’est éteint le 18 août à Berne (Suisse) à l’âge de 80 ans. Subtil, soucieux des formes. Champion du multilatéralisme, devenu une sorte de conscience morale planétaire, il était torturé par les critiques contre l’« impuissance de l’ONU », voire son « obsolescence », portées par ceux qui ne voulaient surtout pas donner plus de moyens à l’organisation. « Kofi », comme l’appelaient les diplomates, n’était pas homme de pouvoir. Il n’en avait aucun, sinon celui de la dignité.
Après le début des bombardements sur Bagdad, une trachéite l’avait littéralement laissé sans voix pendant des semaines. Comme bâillonné par cette fonction qu’il occupait depuis 1997, un poste dont le titulaire est « plus secrétaire que général », selon la formule consacrée.
« Devoir de protéger »
Peut-être est-ce la raison pour laquelle il adorait et collectionnait les caricatures de presse, qui en disent plus long que les discours. L’un de ses dessinateurs favoris était Plantu. Le « cartooniste » du Monde l’avait croqué assis au « Bagdad café » avec une camomille alors que Bush commande « un cocktail explosif ». Un autre dessin le montre en train de lire son discours, alors que les missiles sont déjà en route vers Badgad (« On aurait peut-être dû lui laisser terminer sa phrase », dit Tony Blair). Le secrétaire général était à la recherche des originaux. Plantu était entré en contact avec lui. De ce lien est né Cartooning for Peace, en 2006, un réseau international de dessinateurs engagés du côté de la paix et la liberté.
Il lui arriva quand même d’élever la voix. Un cri d’alarme au moment du Rwanda, de désespoir face aux massacres. « Comme si nous étions devenus insensibles. » Il était alors secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix. Non seulement les membres du conseil de sécurité avaient retiré les Casques bleus au début du génocide, mais il n’arrivait pas à les convaincre de réunir une force d’interposition pour arrêter les massacres. Après le génocide, il avait engagé une réflexion sur le « devoir de protéger » incombant à l’organisation. « En cette fin de XXe siècle, une chose est claire, déclara-t-il. Une ONU qui ne se dresse pas pour défendre les droits de l’homme est une ONU incapable de se défendre elle-même. »
L’institution avait failli, au Rwanda. Elle faillit de nouveau, à Srebrenica, en Bosnie, un an plus tard. Le maintien de la paix était à bout de souffle mais l’idée de devoir d’ingérence s’imposa. « Il est tragique que la diplomatie ait échoué, déclara-t-il après les premiers bombardements de l’OTAN en Yougoslavie. Mais il y a des moments où le recours à la force peut être légitime pour poursuivre la paix. »
Et, ajoutait-il quelques semaines plus tard, « nous ne pouvons pas accepter que des gens soient brutalisés derrière les limites nationales ». Sous son impulsion, le nombre de théâtres d’intervention des casques bleus ne cessa d’augmenter. Leur nombre passa de 20 000 en 1997 à 90 000 en 2006. Kofi fit approuver la doctrine de « responsabilité de protéger » par l’assemblée générale de l’ONU.
Une réforme de l’ONU en demi-teinte
Dix ans plus tard, après la fracture sur l’Irak, il lança ce qui devait être une réforme en profondeur de l’ONU. A l’occasion du soixantième anniversaire des Nations unies, il réunit plus de 170 chefs d’Etat et de gouvernement, qui réaffirmèrent haut et fort leur soutien à l’architecture de sécurité collective dessinée en 1945.
Mais quand il quitta ses fonctions en 2006, à la fin de son second mandat de cinq ans, pour aller s’installer à Genève avec Nane Lagergren, l’avocate suédoise – et nièce de Raoul Wallenberg – qu’il avait épousée en 1984, les Nations unies n’avaient pas été véritablement réformées. Kofi et Nane Annan avaient fait la couverture de Vogue, lui le premier Africain à la tête de l’organisation, toujours tiré à quatre épingles, elle tout en blanc. Ils avaient incarné le charisme dont l’ONU est dépourvue, attiré personnalités et philanthropes dans l’immeuble de verre de l’East River.
Mais l’organisation continuait à refléter le monde d’avant, faute d’accord sur l’élargissement du conseil de sécurité aux puissances émergentes. Le grand marchandage qu’il préconisait entre riches et pauvres – sécurité pour les premiers, développement pour les seconds – achoppait sur les égoïsmes. Quelques années plus tard, le martyre de la Syrie montrerait l’effondrement du principe de « responsability to protect ».
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Gravir les échelons de la bureaucratie onusienne
Kofi Annan était né le 8 avril 1938, à Kumasi (Ghana), dans ce qui faisait encore partie de l’Empire britannique, d’un père cadre d’une filiale de la multinationale Unilever. Eduqué dans un pensionnat méthodiste, il avait fait des études d’économie puis obtenu une bourse de la Fondation Ford pour terminer son diplôme au Macalester College de Saint Paul dans le Minnesota.
Il était entré à l’ONU en 1962, à l’organisation mondiale de la santé à Genève, dans les affaires budgétaires – pour deux ans, croyait-il. A New York, il avait gravi les échelons de la bureaucratie onusienne – direction des ressources humaine, du budget – avant d’être appelé au département du maintien de la paix par le secrétaire général égyptien Boutros Boutros-Ghali. C’est l’Irak, déjà, qui avait donné un tour politique à sa carrière, lorsqu’en 1990 il avait été chargé d’organiser le rapatriement des otages du Koweït.
Kofi Annan était devenu le septième secrétaire général de l’ONU le 1er janvier 1997, élu grâce au soutien de l’administration Clinton, reconnaissante du soutien qu’il avait apporté aux bombardements en Yougoslavie (et malgré quatre vetos de la France, qui souhaitait la réélection de M. Boutros-Ghali). Jusqu’au conflit sur l’Irak, il était considéré comme pro-américain : il avait même réussi à soutirer aux ultra-conservateurs du Congrès de régler les arriérés de cotisations des Etats-Unis.
Kenya, Syrie, Birmanie…
Les néoconservateurs de l’entourage de George Bush lui firent payer son opposition à la guerre. Pendant des mois, ils agitèrent l’affaire « Pétrole contre nourriture », du nom du programme mis en place pour limiter l’impact humanitaire des sanctions américano-britanniques contre le régime de Saddam Hussein. L’enquête, dirigée par l’ancien banquier américain Paul Volcker, l’exonéra de malversations mais mit en lumière des pratiques de corruption dans l’organisation, et fit apparaître le nom de son fils, Kojo, qui avait été recruté par une société suisse d’inspection bénéficiant de contrats « oil for food ».
Lire notre article de 2005 : Kofi Annan jugé responsable mais pas coupable dans l’affaire « Pétrole contre nourriture »
Après avoir cédé la place à New York au Sud-coréen Ban ki-Moon, Kofi Annan avait créé une fondation philanthropique, axée sur le développement (avec un accent particulier sur l’évasion fiscale). Il était resté engagé sur la scène internationale par l’intermédiaire du groupe des Elders, les « sages » réunis par Nelson Mandela.
En 2008, il avait mené une mission de réconciliation des factions kényanes au bord de la guerre civile après les élections. En février 2012, il avait été désigné envoyé spécial de la Ligue arabe et de l’ONU pour le conflit syrien, une position dont il n’a pas été dupe très longtemps et qu’il a quittée au bout de six mois. En 2016, il avait pris la tête d’une commission sur le droit des Rohingya, la minorité musulmane victime de persécutions en Birmanie, mais il n’avait pas réussi à mobiliser l’ONU paralysée par l’hostilité chinoise.
L’Histoire retiendra peut-être que Kofi Annan est mort à la veille du quinzième anniversaire du terrible attentat au camion suicide contre le bâtiment de l’ONU à Bagdad qui fit 22 morts le 19 août 2003. Parmi les victimes, son ami Sergio Vieira de Mello. « Kofi » souffrait d’une responsabilité particulière : c’est lui qui avait désigné le diplomate brésilien pour cette mission. Il s’était vu reprocher d’avoir voulu renouer trop vite avec les va-t-en guerre de George Bush, au risque d’envoyer du personnel civil dans des conditions de sécurité détériorées. Le moment « le plus éprouvant » de sa carrière, avait-il confié.
Corine Lesnes
Source : Le Monde
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