Professeur Ousmane Moussa Diagana, linguiste émérite et poète, est décédé le 9 août 2001. L’évènement survenu alors qu’il mettait la dernière main à son Dictionnaire soninké-français[1], qui sera publié à titre posthume, créa un grand émoi dans la communauté scientifique. Pas seulement ! Voilà pourquoi, quinze ans après, nous avons tenu à lui rendre hommage, en revisitant ses textes poétiques ; Notules de rêves pour une symphonie amoureuse[2] et Cherguiya, Odes lyriques à une femme du Sahel[3], et travaux scientifiques ; Chants traditionnels en pays soninké[4] et La langue soninké, morphosyntaxe et sens[5].
Nous avons ainsi produit une série d’articles aux tons variés. Une interview http://traversees-mauritanides.com/articles/afficher/153 avec le Professeur M’Bouh Séta Diagana, de l’université de Nouakchott, qui souhaite un sauvetage urgent du legs scientifique. Bios Diallo http://traversees-mauritanides.com/articles/afficher/154 évoque au-delà de la solidarité poétique les rapports de l’universitaire avec étudiants et chercheurs. Alors que l’écrivain Bakari Séméga parle de l’homme social, Cheikh Ould Mezid http://traversees-mauritanides.com/articles/afficher/155 planche en arabe sur la transversalité métissée de l’écriture de l’auteur ayant dévoué sa vie à rapprocher les identités culturelles de son pays.
Pour clôturer l’hommage, nous publions l’interview qu’il accorda en 1999 au N°29 de la Revue Sépia où il répondait à la question : Qui êtes-vous Ousmane Moussa Diagana ?
Prix Robert DELAVIGNETTE 1992, pour son livre Chants traditionnels en pays soninké(Mauritanie, Mali, Sénégal…), Ousmane Moussa Diagana est linguiste. Professeur à l’Université de Nouakchott, en Mauritanie, il est également chercheur associé à plusieurs Instituts de recherche travaillant sur les langues africaines. Mais le linguiste soucieux de rigueur scientifique est aussi poète à l’inspiration forte qui place au cœur de son expression l’amour. Il s’en sert comme d’une arme, d’une puissance, propre à le protéger du mal du monde, du mal du pays…
Sépia : Comment faites-vous pour passer de la linguistique à la poésie ?
Ousmane Moussa Diagana : Il n’y a pas de linguistique d’un côté et de poésie de l’autre. Nous évoluons dans un tout. L’œuvre linguistique, qui s’attache à étudier les signes des langues et leur manifestation, leur représentation, si scientifique et technique que cela paraisse, reste assez proche de la poésie. Lorsque je suis en train de faire de la linguistique mon âme poétique intervient… et je trouve un certain équilibre dans cette confrontation entre la rigidité de la description propre à mon travail et la grande liberté du rêve que j’affectionne.
Mon travail sur la langue recèle une forme de poésie dès lors qu’on entre dans l’univers du signe linguistique, dans le signifiant, dans l’histoire des mots ; ce qu’on appelle la diachronie. La linguistique met en évidence, notamment, des structures propres au registre du texte poétique. Autrement dit, elle montre comment la langue se comporte en poésie. Tout y est possible : déviance, distorsion. La poésie est capable de tout. C’est la langue mais la langue en tant qu’écart. Les structures qu’elle révèle ne sont pas toujours en accord avec celles de la langue parlée.
A-t-on besoin de maîtriser la langue, pour être poète ?
Pas forcément. Les poètes ont toujours été perçus comme des rénovateurs de langage, du fait de leur rapport très sensible à la langue.
Ils sont poètes avant de se référer à la langue…
C’est selon. Dans la relation à la langue le linguiste et le poète diffèrent quant à leur approche de la forme. Pour le linguiste, il s’agit d’un rapport scientifique : il cherche à décrire, à identifier les structures, à savoir comment la langue fonctionne. Le poète, lui, entretient avec elle une liaison esthétique. Une touche qui vise le beau, le sublime. Jeu inspiré qui peut être révélateur d’un fonctionnement atypique par rapport à l’usage normal de ce qui est avant tout un outil ordinaire de communication. Les innovations du poète sont ainsi très importantes pour le scientifique qui pourra y puiser des enseignements utiles à l’étude du fonctionnement de cette langue.
Comment vous sont venues vos premières envies poétiques ?
J’ai écrit très tôt, en classe de CM2, pour une fille (Rires). Je crois avoir encore en mémoire le poème qui disait ceci :
« Quand j’allais chez elle, je la trouvais belle
Assise sur une chaise, travaillant avec une aise
Elle habitait dans une maison toute blanche, peinte avec une peinture toute blanche
Dressée au milieu de la ville, entourée d’arbres minuscules »
Il ne figure pas dans Notules de rêves… mais déjà le sentiment amoureux y est source d’inspiration.
En l’occurrence ce fut le cas. Un poème à une jeune fille que j’aimais … Ce premier écrit sera pour beaucoup dans la suite de ma vie.
Vous êtes issu d’une famille maraboutique. Vous êtes passé par le foyer ardent de l’école coranique où on déclame tous les soirs, à haute voix, les leçons écrites le matin sur sa tablette. Séances au cours desquelles, au prix d’un bel effort, on fait état de sa mémoire pour restituer au maître « son savoir ». Cette lecture, qui se veut sans fautes, a-t-elle suscité chez vous le désir de déclamer des poèmes et, plus tard, de les écrire?
Le fait que j’appartienne à une famille de lettrés n’est pas sans rapport avec ce qui me poussera plus tard à l’écriture. En voyant les gens lire ou se passionner pour la transmission du savoir, on n’échappe pas au goût pour cet art qui élève l’être. Cette cour des maîtres de la parole ne laisse nullement indifférent.
On ne peut à votre égard employer le terme d’exil ou d’exilé, puisque vous vivez chez vous, en Mauritanie. Force est de constater cependant que l’étranger a hanté vos nuits, votre plume, comme dans ce texte :
Me voici à l’étranger telle une chèvre chétive
La solitude distillant des venins dans mon corps.
Un froid qui vous perçait. Une angoisse doublée d’un isolement, non seulement du pays mais aussi de la vie. L’étranger, un poids ?
Ce poème, je l’ai écrit quand j’étais étudiant au Maroc. Mais, qu’on soit au Maroc, en France ou ailleurs, la situation à l’étranger est toujours douloureuse.
Vous poursuivez :
Je n’ai cessé de t’appeler, dans tous les sens
Mes oreilles ne reçurent que silence, comme réponse.
Vous semblez ressentir alors une solitude extrême. Qui est cet être que vous interpellez : une mère ? Une patrie ? Un amour? Un souvenir d’enfance ?
Le tout. A la fois une femme, l’aimée. Un pays, celui qui vous manque : son soleil, ses chants, sa nature, son atmosphère, sa vie. C’est enfin toutes sortes de complicité, que vous ne trouvez que chez vos proches. L’humain de chez vous. Tout ce qui manque à un Etre vivant dans un paysage où toute complicité est meurtrie par d’infinies distances et l’isolement.
Vous écrivez, dans Notules de rêves :
Badiner avec l’épi de ta main dont les arabesques rutilantes de henné et de parfum suave barattent le désir.
Sentir les fourmillements nés de l’entrecroisement de nos doigts sur lesquels s’anime la géométrie énigmatique de la guezra maure et des mudra indiens.
Cueillir l’épi de ta main dont la digitalité turgescente se perd en ondées de feu dans l’allongée de ton bras au grain mordillant.
Le poète est amoureux !
Je suis effectivement très amoureux. Une précision, peut-être : si on parle tant de l’amour, c’est parce que l’amour pose problème. On ne l’évoque pas pour la simple beauté du mot. Quand on aime, on voit à travers cet amour beaucoup de choses. Je parle beaucoup de la femme mais pour moi, elle est une sorte de médium. Elle médiatise à la fois le pays, le monde, les rapports complexes entre l’homme et la femme ; l’homme et le monde, etc. Pour moi, cet Amour est total. Dans le contexte de la Mauritanie, l’amour est vécu de façon très douloureuse. Un amour difficile à vivre et même à assumer, au regard des communautés qui vivent ensemble, d’une manière très complexe. L’amour dans cette situation revêt un visage qui n’est pas facile à cerner. C’est d’ailleurs l’objet du prochain recueil, Cherguiya*.
Vous imaginez-vous dans le rôle d’homme politique ?
Non, je ne me définis pas comme politique. Même si on dit que tout le monde fait de la politique ; dès lors qu’on s’intéresse à la vie de la cité et qu’on s’interroge sur nos préoccupations.
En ce moment, le thème qui me semble le plus important, c’est celui de la mémoire. J’essaie de le cerner, à travers justement ce thème de l’amour. Car, même s’il est chanté par tous les poètes, il révèle un visage de terreur. Qui, du reste, n’est pas loin du contexte de la Mauritanie. D’où les libertés que je prends avec l’amour, pour évoquer la situation politique.
Revenons-en à la cherche. A quoi êtes-vous confronté en tant que chercheur ?
Ceux qui vivent en Afrique savent que les conditions ne sont pas toujours réunies pour ce genre d’activités. Qu’il s’agisse des institutions ou des conditions de la vie quotidienne. Il n’est pas facile de se ménager un espace, pour faire de la recherche.
L’Afrique a toujours été perçue comme un continent de l’oralité. Aujourd’hui, les connaissances du monde ne se transmettent plus qu’à travers l’écrit. N’est-ce pas curieux de voir les Etats africains se désintéresser du sauvetage de leurs cultures ?
Je dirai même qu’il y a urgence à transcrire les vestiges qui nous restent. Beaucoup de nos sages, à l’image d’Amadou Hampâté Bâ, sont en train de nous quitter. Sans que nous n’ayons eu l’opportunité d’exploiter leur savoir, à cause des carences des moyens alloués aux chercheurs. Or il est absolument nécessaire de fixer cette mémoire qui s’effiloche. Le travail demande, il est vrai, une grande volonté du chercheur mais il est institutionnel aussi. Rien ne se fait sans moyens, matériels j’entends. Malheureusement, du côté des Etats, on n’accorde pas à cette œuvre ce qu’elle mérite. Personnellement, je n’attends rien de personne. Je vois mon travail comme un devoir : celui de recueillir, de fixer les connaissances de mon peuple. Je le fais avec les moyens dont je dispose.
Justement vous travaillez, en ce moment, sur un dictionnaire dans votre langue, le soninké. Où en êtes-vous ?
Il m’arrive parfois de vouloir laisser tomber, tellement l’œuvre est colossale. Exigeant aussi bien des moyens pour les terrains d’enquête, que du temps. Un travail harassant, qui demande qu’on soit de tout temps à l’écoute ; tout dépouiller, les textes écrits et ce que l’on entend quotidiennement avec ces variantes. Je travaille, depuis plus de dix ans, sur ce dictionnaire ; enregistrement et retranscription, mais je suis loin d’être au bout de mes peines. Je ne peux pas laisser tomber non plus. En tant que directeur de recherches à l’Université [de Nouakchott, ndlr] et affilié à plusieurs centres de recherches dont l’Institut des Langues Nationales, qu’il s’agisse du soninké, du peul et même du wolof, je vois au quotidien sur le terrain à quoi sont confrontés mes étudiants ou d’autres chercheurs. A cela s’ajoute mon souci de sauver, comme je le soulignais à l’instant, ce qui peut encore l’être. L’expression par l’écrit, des mœurs, des cultures grecques, latines, françaises ou germaniques ne date pas d’aujourd’hui. Elles ont été sauvées, dépoussiérées ! En combien de temps ? Peu importe la durée, nous devons préserver notre identité, notre fierté face à l’Autre.
La tâche ne semble pas aisée. Pour pallier les difficultés, que dites-vous à vos étudiants, qu’aimeriez-vous dire à un chercheur novice ?
Qu’ils s’arment de courage. Je m’adresserais surtout aux autorités, j’y reviens. Elles doivent encourager la recherche. La motiver, financièrement. Une recherche demande des moyens, des déplacements sur les sites de recherche, des prestations : parfois on est obligé de payer les informateurs. Nous ne sommes plus au temps où les choses s’obtenaient facilement. Beaucoup pensent, à tort, que derrière le mémoire, le livre en préparation, il y a de grandes retombées financières pour celui qui écrit ! Désormais on n’hésite pas à nous faire comprendre que tout à présent se monnaie y compris lors du recueil des informations utiles à notre recherche.
Les travaux que réalisent les étudiants constituent pourtant une mine pour la mémoire future. D’où le souhait de les aider. Cela dit, il y a aussi d’autres réseaux, tels que les organismes ou les milieux associatifs à exploiter, à prospecter.
Faut-il enseigner les langues nationales ?
Aucun peuple ne peut trouver sa place dans le monde, sans ses racines culturelles. Toute nation a besoin d’être rassurée dans ses fondements linguistiques et culturels.
Qui a inculqué en vous ce désir de la recherche, vous a poussé à la linguistique?
Mon grand frère ! Il étudiait la linguistique à Paris, et avait rédigé un mémoire sur le soninké, avec le Pr. André Martinet. Je l’accompagnais, au moment de ses enquêtes. Il est le premier à m’avoir ouvert les yeux sur la langue et la culture soninké. Par la suite l’attrait pour la linguistique s’est confirmé avec le goût pour la recherche.
Finie l’époque de la Négritude, où une philosophie fédérait plusieurs penseurs et écrivains africains. Quel courant littéraire vous convainc aujourd’hui ?
Je ne me vois pas dans un courant. J’ai beaucoup de respect pour les poètes, chantres de la Négritude. Je me suis énormément inspiré de leurs travaux, je continue peut-être à porter de façon allusive un regard sur leurs écrits et leurs combats, mais je crois qu’il n’existe pas aujourd’hui un courant qui s’appellerait la Négritude, dans le sens de la réunification. Maintenant, c’est la problématique des littératures nationales qui se pose. Je suis dans cette aire. Là où chaque poète ou écrivain vit son paysage culturel et politique.
Comment percevez-vous la littérature mauritanienne ?
Elle est naissante, embryonnaire. Ses contours ne sont pas encore précis. Cela dit dans ce pays, c’est une littérature qui pose autant de problèmes que la vie politique. Je souhaite qu’elle se positionne dans l’optique de l’interculturalité, pour être crédible.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Quand je parle de l’interculturalité, je fais à la fois allusion à l’imaginaire et à l’écriture. En Mauritanie, en dehors du français et de l’arabe, il y a les langues nationales. Des littératures s’écrivent dans ces langues que sont le peul, le soninké et le wolof. J’insiste, c’est une littérature à trois dimensions (arabe, français et langues nationales), qui doit être également transversale. Autrement dit, il doit y avoir de fortes convergences entre ces trois types d’écriture.
Jusque là vous avez écrit des essais et de la poésie. Est-ce qu’on vous verra prochainement écrire un théâtre ou un roman ?
Pas évident. Je suis quelqu’un qui se disperse difficilement. Je porte difficilement des masques… à travers d’autres personnages.
Propos recueillis par Diallo Bios
source : N°29 de la Revue Sépia via http://traversees-mauritanides.com
Bibliographie
Chants traditionnels du pays soninké (Mauritanie, Mali, Sénégal…), L’Harmattan, 1991. Préface de Claude Hagège. Prix Robert Delavignette
La Langue soninkée, morphosyntaxe et sens, L’Harmattan, 1995.
Notules de rêves pour une symphonie amoureuse, Editions Nouvelles du Sud (Poésie), 1994.
Cherguiya, Le Bruit des autres (Poésie), 1999.
[1] Dictionnaire soninké-français (Mauritanie) par Ousmane Moussa Diagana, Editions Karthala, 2011
[2] Notules de rêves pour une symphonie amoureuse, Editions Nouvelles du Sud, 1994
[3] Cherguiya, Odes lyriques à une femme du Sahel Editions Le Bruit des Autres, 1999
[4] Chants traditionnels en pays soninké : Mauritanie, Mali, Sénégal, pour lequel il avait obtenu le prix Robert Delavignette de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer , Ed L’Harmattan, 1991
[5] La langue soninké, Morphosyntaxe et sens, Ed L’Harmattan, 1995
Source : Initiatives News – Le 09 août 2018
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