Israël passe à la vitesse supérieure en Syrie avec les assassinats ciblés

Un rapport du « New York Times » attribue au Mossad le meurtre du scientifique syrien Aziz Esber, une cheville ouvrière du programme balistique iranien en Syrie.

Aziz Esber était un ennemi confidentiel du Mossad. Jusqu’à son assassinat, samedi dernier près de la ville de Massyaf, son nom n’était pas référencé sur internet. Pourtant, Esber, deux fois docteur, appartenait au meilleur de ce que le régime de Bachar el-Assad peut aligner en termes de matière grise. Natif de Tartous, une pouponnière à haut gradés, passé par la France pour y étudier, l’homme avait ses entrées au palais présidentiel damascène et à Téhéran. Il dirigeait l’unité secteur 4, l’antenne territoriale nord du Centre d’études et de recherche scientifiques (CERS), l’agence syrienne chargée du développement des armes non conventionnelles. La force iranienne al-Qods fait partie des « agences partenaires ». Du personnel iranien et Aziz Esber travaillaient activement à la reconstruction en sous-sol d’une usine d’armement à Massyaf, rasée en grande partie par une frappe israélienne en septembre 2017. Ce qui avait pu être sauvé avait été transféré ailleurs, dans la province de Hama, dans le nord-ouest de la Syrie, avant d’être rattrapé le 23 juillet dernier, par une frappe complémentaire de l’État hébreu.

La bombe nichée dans le repose-tête du véhicule d’Esber est peut-être le dernier rebondissement de ce jeu du chat et de la souris.

L’explosion a été précipitamment revendiquée par la brigade Abou Amara, une faction islamiste de l’opposition qui s’est alliée en mai 2017 à Hay’at Tahrir al-Cham, héritière d’al-Nosra qui était la branche syrienne d’el-Qaëda. Mais la revendication a été accueillie avec scepticisme aussi bien du côté du régime que de l’opposition. Les médias iraniens et syriens ont imputé la paternité de l’assassinat à l’État hébreu, une accusation que le ministre israélien de la Défense, Avigdor Lieberman, a mis sur le compte d’un fantasme régional. S’appuyant sur une source d’« une agence de renseignements moyen-orientale », le très sérieux New York Times a pourtant appuyé la thèse du régime. La source a déclaré aux journalistes américains que Aziz Esber était depuis longtemps surveillé par le Mossad, l’agence de renseignement extérieur israélien. Le mode opératoire utilisé pour abattre le Dr Esber rappelle ce qui reste à ce jour l’une des opérations les plus sensibles attribuées au Mossad, l’assassinat à Damas en février 2008 du chef d’état-major du Hezbollah, Imad Moghniyé. Ce dernier a connu un sort semblable au Dr Esber : le repose-tête de sa voiture a explosé.

(Lire aussi : Un ministre israélien se félicite de l’assassinat d’un scientifique syrien)

Mossad à nu

Depuis la nomination de Yossi Cohen par Benjamin Netanyahu à la tête du Mossad en décembre 2015, l’impression d’une assurance flirtant avec l’hubris se dégage, notamment depuis le « power point show » du Premier ministre israélien le 30 avril dernier. Ayant recours aux techniques du story-telling, M. Netanyahu avait dévoilé des preuves « incriminantes » sur la persistance d’un programme nucléaire iranien, collectées par des agents du Mossad à Téhéran. Les conclusions de M. Netanyahu sur l’état du programme nucléaire iranien étaient moins spectaculaires que l’usage dissuasif qu’il faisait du renseignement, en racontant au monde des histoires d’espions. Au risque de compromettre les activités du Mossad, Téhéran ayant probablement cherché aussitôt à « boucher la fuite » et serrer la vis au niveau du contre-espionnage, le patron du Likoud envoyait un message : mes agents peuvent sortir 55 000 pages de documents, 55 000 dossiers, 183 CD d’Iran et rentrer tranquillement le soir même à Tel-Aviv. Nous vous traquerons partout, tout le temps, jusqu’à chez vous. Impossible donc de savoir si c’est la fréquence ou la visibilité des opérations du Mossad qui a augmenté. Les assassinats ciblés, ou « traitements négatifs », selon la terminologie institutionnelle, sont un procédé recommandé par la doctrine militaire israélienne : maintenir l’infériorité militaire de ses ennemis en s’attaquant directement à la racine intellectuelle. Sept ingénieurs nucléaires iraniens ont été assassinés ces dernières années, parfois au cœur de Téhéran.

(Lire aussi : Le chef d’un centre de recherche du régime syrien tué dans sa voiture)

Après les armes, les cerveaux

C’est spécifiquement sur le théâtre syrien que l’État hébreu passe à la vitesse supérieure. La carte des frappes israéliennes en Syrie est désormais bien étoffée. Au cours du conflit syrien, l’aviation israélienne est sortie plusieurs dizaines de fois pour frapper des convois d’armes à destination du Hezbollah, des dépôts d’armement ou des centres de recherches identifiés comme iraniens, de peur qu’une fois la guerre civile terminée, les ressources matérielles fournies par les supplétifs de Damas n’alimentent un deuxième front à sa frontière nord. Mais ces opérations s’apparentent plus à du « désherbage » : quand bien même la partie émergée, infrastructurelle, est détruite sur le moment, la racine du problème est tenace. Le noyautage des forces conventionnelles syriennes par les Iraniens, le déploiement d’organes diplomatiques parallèles (charités islamiques, entreprises iraniennes liées à la force al-Qods), le transfert de compétence de Téhéran à Damas, en somme tout ce qui fait la spécificité du modèle iranien, demeure hors de portée d’une frappe aérienne classique.

Israël a clairement accepté le retour du régime syrien à sa frontière, mais est resté intransigeant sur sa volonté de voir les Iraniens débarrasser le sol syrien. Les deux positions sont incompatibles, étant donné l’indifférenciation croissante des forces syriennes et des forces estampillées iraniennes. Aziz Esber représente à lui seul ce qui peut empêcher un haut gradé israélien de dormir la nuit : un cerveau moteur de la mainmise iranienne sur le régime syrien. Esber a été étroitement impliqué dans le programme de redéveloppement des Fateh 110, visant à convertir ces missiles iraniens sophistiqués, figurant au top trois des préoccupations israéliennes, en une version locale, le Techrine. Il aurait aussi dirigé le « Comité de coordination Iran », une cellule secrète responsable de la réception des armes iraniennes et de leur distribution à l’armée syrienne, au Hezbollah, et à la constellation de milices pro-iraniennes actives en Syrie. Avec son assassinat, la campagne israélienne visant à désincruster l’Iran de sa frontière nord passe peut-être à une vitesse supérieure : tout personnel syrien collaborant hautement à l’implantation iranienne n’est plus à l’abri. Aussi, le New York Times a suffisamment foi en sa source appartenant à « une agence de renseignements moyen-orientale », pour écrire que « les accusations (portant sur le Mossad) sont cette fois-ci bien fondées ». Le conditionnel est rarement utilisé dans l’article. Si les auteurs de l’assassinat et la source anonyme sont collègues, l’épisode va dans le sens d’une certaine visibilité dissuasive à laquelle le Mossad avait consenti avec le « power point show » de son Premier ministre.

Juliette RECH/OLJ

Source : L’Orient Le Jour (Liban)

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