Jasmin l’Israélienne et Osama le Palestinien, au-delà du mur

Jasmin Avissar est juive, Osama Zatar est musulman. Ils ont vécu leur romance entre checkpoints et harcèlements des deux bords, avant de trouver un lieu pour s’aimer sans obstacle.

L’amour est une balle perdue qui se moque bien des frontières. Celle qui séparait Jasmin et Osama était pourtant du genre envahissant, toute hérissée de murs et d’hommes en armes. Osama Zatar et Jasmin Avissar viennent d’un coin grand comme la Bretagne où les gens, pour peu qu’ils prient des dieux différents, ne peuvent s’aimer sans voir la police ou l’armée leur tomber dessus. Lui est Palestinien, elle Israélienne ; lui musulman, elle juive – mais que signifient ces mots ?

A 38 et 37 ans, ils ne vénèrent d’autre dieu ni d’autre patrie que la liberté. Lorsqu’ils se sont connus, la politique ne comptait pas dans leur vie – du moins le croyaient-ils. Un jour pourtant, afin d’éviter les barbelés dressés entre leurs deux communautés, ils ont dû fuir en laissant leurs pays derrière eux. Aujourd’hui installés à Vienne, en Autriche, ils vivent de leur art, la danse pour elle, la sculpture pour lui. Depuis leur quartier tranquille, avec leur fille de 8 ans, Laila, ils défient de loin ceux qui les ont persécutés.

Cavale d’un pays à l’autre

 

Pour se rendre chez eux, il faut quitter le centre historique en direction de l’ouest. Chemin faisant, les angles de la ville impériale deviennent moins droits, les façades plus gracieuses et soudain, le paysage paraît presque bucolique. La maison, très basse, est typique de ce qui fut autrefois un district de vignobles. On entre dans un jardin tout ébouriffé par une porte en bois dont la peinture s’écaille et c’est Jasmin qui ouvre. Ce jour-là, Osama est malade. Il arrive juste de chez le médecin qui lui a prescrit des antibiotiques pour une violente douleur à l’épaule. Son grand corps allongé entre un fauteuil et un tabouret, il écoute sa femme raconter leur histoire en l’interrompant parfois dans un anglais rauque. De temps en temps, ils se disent quelques mots en hébreu : la langue de leurs premiers échanges est devenue celle de leur quotidien.

L’allemand, il le parle « quand il veut » – comprendre « pas volontiers ». Manifestement, Osama est en colère. « Je préfère l’anglais, cela me met sur un pied d’égalité avec les Autrichiens : pour eux aussi, c’est une langue étrangère. » A ses yeux, les drapeaux, les frontières, les Etats et les soldats qui vont avec, tout cela n’a aucun sens. Mais s’il ne les reconnaît pas, eux refusent de l’ignorer. Pendant qu’Osama remâchait son incompréhension, Jasmin a donc fait des démarches et encore des démarches, pour tenter de trouver un cadre légal à leurs sentiments. C’est peut-être même le fil conducteur de leur cavale d’un pays à l’autre, ces heures passées devant des guichets, à parlementer avec des fonctionnaires soupçonneux.

Avant de connaître Osama, Jasmin n’avait jamais vu un checkpoint et encore moins traversé la frontière avec la Palestine

Au départ, ils ne se doutaient pas que les choses seraient aussi difficiles. Ils ne se doutaient de rien, d’ailleurs, et surtout pas de ce qu’ils allaient rencontrer dans un banal refuge pour animaux : non seulement l’amour, mais l’AUTRE en lettres majuscules. Elevée dans un milieu sioniste de gauche, mère archéologue et père professeur d’histoire, Jasmin est une femme rieuse et tenace. Avant de connaître Osama, elle n’avait jamais vu un checkpoint et encore moins traversé la frontière avec la Palestine. Quand elle a accepté le petit boulot proposé par l’ONG israélienne qui tenait un refuge dans la zone industrielle d’Atarot, près de Jérusalem, elle cherchait à financer ses cours de danse. Ce n’était pas le job de sa vie, mais pas un contre-emploi non plus : « Depuis toute petite, dit-elle, j’étais du genre à nourrir les chats errants. »

« J’ai aimé sa force et son courage »

 

Osama, lui, vient de Qarawat Bani Zeid, un village situé à 40 kilomètres au nord de Ramallah. Famille traditionnelle, dominée par la forte personnalité d’une mère, Raiesa, qui élève ses cinq enfants pendant que le père est en Arabie saoudite. Avant ses 15 ans, Osama n’avait jamais vu d’Israélienne en chair et en os, mais il s’était longtemps figuré le pays lui-même sous les traits d’une « femme puissante qui contrôlait tout ». Jusqu’au jour où il se retrouve serveur dans un bar de Tel-Aviv. Les Palestiniens n’ont pas le droit de résider en Israël, mais à l’époque, les autorités ferment les yeux sur cette main-d’œuvre bon marché. Le jeune homme en profite pour apprendre l’hébreu et pas seulement à des fins professionnelles : il veut pouvoir parler à sa voisine de palier. En 2001, pourtant, tout s’écroule. Un attentat-suicide à la porte du Dolphinarium, une discothèque de la ville, fait dix-sept morts. La police israélienne est sur les dents, tous les illégaux doivent partir.

« Il a suffi qu’il se rende à un checkpoint et qu’il ouvre sa grande gueule pour finir entre quatre murs »

De retour en Palestine où le chômage fait rage, impossible de trouver du travail. Que faire ? D’abord, mettre en pratique une combine bien connue : se laisser emprisonner pour que sa famille reçoive une petite allocation de l’autorité palestinienne. C’est peu, 20 dollars, mais cela correspond tout de même au salaire d’un policier. Pour l’obtenir, rien de plus simple, raconte Jasmin en riant. « Il a suffi qu’il se rende à un checkpoint et qu’il ouvre sa grande gueule pour finir entre quatre murs. » Mais ce genre d’astuce se périme vite. Libéré au bout de quatre mois et demi, Osama se retrouve sur le carreau. Du coup, quand il trouve un poste au refuge, pas question de faire la fine bouche. La zone industrielle d’Atarot est en territoire israélien, certes, mais dans un espace flou où les Palestiniens peuvent encore passer sans trop de difficulté.

Lui est responsable des chiens et tient la boutique. Jasmin s’occupe des chats. Comme elle porte des jupes sous les genoux, Osama pense d’abord qu’elle est une juive orthodoxe. « Au début, nous étions amis, se souvient-elle. Il m’a invitée à prendre le thé. » Puis ils tombent amoureux et dans le contexte israélo-palestinien, la banalité de ce qu’ils ressentent prend un sens particulier. Osama : « J’ai aimé sa force et son courage, mais aussi qu’elle n’ait pas eu peur de moi et m’accepte tel que j’étais. » Jasmin : « Je me suis sentie moi-même quand j’étais avec lui, nous étions libres, nous pouvions tout nous dire. Il n’y avait aucun mur entre nous. »

Sans travail, sans logis

 

Pas de mur ? Si, tout de même. Quelque temps après le début de leur histoire d’amour, la « barrière de sécurité » grâce à laquelle Israël veut s’isoler de la Cisjordanie menace de passer par Kalandia, autrement dit entre le refuge et les territoires palestiniens. C’est une catastrophe : inévitablement, la construction rendra les déplacements d’Osama très difficiles. Les jeunes gens décident alors de se marier. Pas pour faire admettre Osama en Israël, la loi ne l’aurait pas permis, mais parce que « si nous étions restés simplement amoureux, expliquent-ils, on ne nous aurait pas pris au sérieux ». Afin de ne pas affoler leurs familles, ils ne préviennent personne, sauf les deux bénévoles qui les remplaceront pour quelques heures auprès des chiens et des chats.

Reste à trouver un lieu. Les voisins ne sont pas là, mais un chauffeur de taxi rencontré par hasard accepte de prêter sa maison. En deux temps trois mouvements, le 4 avril 2004, Jasmin est donc convertie par un imam de Jérusalem, qui marie les amoureux dans la foulée. Ce mariage ne sera pourtant jamais reconnu par les autorités israéliennes, qui mettront systématiquement en doute la conversion de leur coreligionnaire. « Pour la valider, explique-t-elle, il aurait fallu obtenir un papier du ministère des religions… Or, il a été fermé pendant un an et demi. Résultat : techniquement, je suis toujours juive. »

Accusé d’être un traître à la solde des Israéliens, Osama est chassé manu militari de Qarawat Bani Zeid

Expédié sans faste, ce mariage va avoir des conséquences inversement proportionnelles au peu de solennité dont il a été entouré. Une fois la cérémonie terminée, Osama retourne au refuge et s’apprête à reprendre son travail, quand apparaît l’un de ses frères, venu lui rendre visite à l’improviste. Comment garder pour soi une nouvelle aussi excitante ? Osama ne résiste pas au désir d’annoncer qu’il vient d’épouser Jasmin. Une juive ? Une juive ! A la vitesse de la foudre, la nouvelle part en Arabie saoudite, puis revient au village où elle déclenche un véritable orage. Immédiatement, c’est le branle-bas de combat. Accusé d’être un traître à la solde des Israéliens, Osama est chassé manu militari de Qarawat Bani Zeid. Pendant ce temps, du côté du refuge, deux contrats de travail partent en petits morceaux : indignés par ce mariage, qu’ils prennent comme une offense personnelle à leurs sentiments nationaux, les dirigeants du refuge mettent les jeunes gens à la porte le soir même du mariage.

Les voilà sans travail et sans logis. Osama disposait d’une chambre au refuge, disparue avec son emploi. Quant à Jasmin, elle est bien locataire d’un petit appartement dans les environs de l’établissement, mais il est proche d’une colonie juive, donc pas sûr pour un Palestinien. Le secours viendra des parents. Ceux de Jasmin, qui acceptent de les aider financièrement, mais aussi la mère d’Osama, qui impose à sa famille, puis au village, d’accepter le choix de son fils. Assez vite, Osama et Jasmin décident de se marier de nouveau, civilement cette fois. Et comme les unions civiles ne sont pas possibles sur le territoire israélien, ils s’envolent pour Chypre où l’administration n’est pas regardante, pourvu qu’il y ait un voyage de noces à la clef – sur les plages chypriotes, bien sûr.

La police palestinienne lui rase le crâne

 

Ensuite, ils emménagent à Ramallah, d’où Jasmin sort chaque jour au volant de sa voiture pour aller donner des cours de danse à Jérusalem. « Au passage, dit-elle, les jeunes soldats israéliens me demandaient : c’est comment là-bas ? Comment vit-on ? D’une certaine manière, je représentais un danger pour les autorités d’Israël : on disait à ces soldats qu’ils étaient là pour protéger leur pays d’une menace et voilà qu’une fille de l’âge de leurs sœurs passait sans souci d’un côté à l’autre. »

Jusqu’au jour où ils finissent par avoir vraiment peur. Arrêtés à un checkpoint, ils tombent sur un officier israélien qui veut vérifier le permis de résidence de Jasmin à Ramallah. Comme celle-ci demande à voir sa plaque d’identité militaire, l’officier s’énerve et finit par lancer qu’il ne voudrait pas la voir « pendue à un arbre ». C’est un vendredi, veille de shabbat, il n’y a personne. Osama et Jasmin vont rester sous la garde de deux soldats pendant quelques heures, le temps que leur avocat intervienne. « Ceux-là étaient corrects, se souvient-elle, mais je me suis dit : si jamais on tombe mal, ils pourraient tuer Osama et personne ne me croirait jamais. »

Osama, de son côté, se fait harceler par les autorités des deux bords. Un jour, il est menacé par le Shin Beth, service de sécurité intérieure israélien : si des Israéliens viennent te voir à Ramallah, lui dit-on, tu en paieras le prix. Un autre jour, il est arrêté par la police palestinienne qui l’emmène au poste et lui rase le crâne pour l’humilier.

Capitale allemande inhospitalière

 

Au bout de sept mois de cet enfer, Jasmin et Osama décident qu’il faut partir. La destination la plus simple est l’Allemagne : la mère de Jasmin, aujourd’hui décédée, était une Allemande qui avait quitté Hambourg en 1965 pour venir s’installer en Israël. Fille d’un couple mixte, mère chrétienne et père juif, Miriam avait débarqué à Tel-Aviv sans parler un mot d’hébreu, sans connaître quiconque. Pourquoi ? Jasmin n’en sait rien : « C’était une Allemande, elle ne parlait pas beaucoup », explique-t-elle en passant ses doigts fermés sur ses lèvres. Convertie, puis mariée à un juif, Miriam n’a jamais renoncé officiellement à sa nationalité allemande, mais n’a jamais non plus renouvelé son passeport. En 2006, elle décide de se rendre à Berlin pour faire valoir ses droits, afin que sa fille puisse obtenir à son tour un passeport. Il lui faudra sept ans de bagarre pour récupérer des papiers en règle.

Sans attendre cette régularisation, Jasmin accompagne Miriam à Berlin dès 2006, sous prétexte d’aller rendre visite à une cousine. Puis elle y reste, en attendant Osama, qui cherche un moyen sûr de quitter Ramallah. Normalement, les Palestiniens n’ont pas le droit de passer par Israël pour sortir de Cisjordanie. Ils doivent passer le pont Allenby, qui sépare leur territoire de la Jordanie, puis traverser ce pays suivant un itinéraire compliqué. Or, la dernière fois qu’il a emprunté ce chemin, au retour de son voyage de noces chypriote, le jeune homme a frôlé l’arrestation du côté palestinien. Il désespère donc de parvenir à rejoindre Jasmin quand une troisième femme providentielle apparaît dans l’histoire.

Après la mère d’Osama et celle de Jasmin, il s’agit de Ruth Dayan, la première épouse du militaire et politicien israélien Moshe Dayan (1915-1981). Déjà très âgée à l’époque, elle s’intéresse aux sculptures d’Osama, qu’elle a contribué à diffuser en Israël. C’est elle qui a poussé le jeune homme à signer ses œuvres. Et c’est grâce à elle qu’il parviendra à s’envoler pour l’Europe via l’aéroport international Ben Gourion de Tel-Aviv, tout cela le plus légalement du monde.

« Pour être considérés comme des êtres à peu près humains quand nous allions au bureau des étrangers, il fallait être accompagnés par un citoyen allemand »

Mais l’arrivée à Berlin n’apporte pas la libération attendue. Bien sûr, il n’y a plus de militaires en armes pour vous arrêter aux checkpoints, mais la capitale allemande semble tout sauf hospitalière. D’abord, Osama se fait sans cesse contrôler dans la rue, dans le métro, dans les gares. Le fait d’être venu si loin pour se faire harceler de nouveau le déprime. Et puis il a le sentiment de se heurter à une épuisante lourdeur bureaucratique, aggravée par ce que Jasmin décrit comme une grande dureté.

 

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Raphaëlle Rérolle

 

 

Source : Le Monde

 

 

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