Au Tchad, l’épilogue du «Far West de Doba»

Les avocats et magistrats tchadiens étaient en grève depuis un mois pour protester contre une opération ordonnée par le gouverneur de la région de Doba, au cours de laquelle des gendarmes ont ouvert le feu sur un avocat et ses clients tout juste relaxés. Ils ont voté ce jeudi la reprise de leur activité.

La séquence pourrait être tirée d’un film de John Ford : une bande de gardiens de troupeaux accusés de banditisme, un shérif à la gâchette facile, un gouverneur réputé gourmand, un avocat dépassé par la violence, la prison cernée, une course-poursuite toutes armes dehors… Elle s’est déroulée le 22 mai à Doba, la «capitale» du pétrole tchadien, dans le sud-ouest du pays. «Ulcérés» par ce spectaculaire «piétinement de la justice», les avocats se sont mis en grève. Après un mois d’inactivité qui a paralysé le fonctionnement des tribunaux, ils viennent de voter la fin du mouvement ce jeudi. Les syndicats estiment avoir obtenu gain de cause : les responsables présumés de la tentative d’assassinat de Doba sont derrière les barreaux.

L’homme de loi qui fut pourchassé et mitraillé a 39 ans, les yeux riants et la bouche soucieuse. Doumra Manassé a été «inscrit au grand tableau», c’est-à-dire titularisé en tant qu’avocat, l’an dernier. Assis sur la banquette d’un hôtel du bord du fleuve, à N’Djamena, il retrace sans pathos, avec la précision propre aux juristes, le déroulé de sa journée du 22 mai. Ce jour-là, Me Manassé plaide devant le tribunal de grande instance de Doba en défense de ses clients, trois Peuls poursuivis pour «complicité d’association de malfaiteurs». Le dossier est vide, personne n’a porté plainte et aucune autorité n’a fait le déplacement pour étayer les faits d’accusation. Il obtient la relaxe.

L’avocat se rend immédiatement à la maison d’arrêt pour faire libérer les prisonniers, détenus depuis août 2017. A la sortie du bâtiment, «aux abords de la grande voie bitumée», trois pick-up de gendarmes tentent d’arrêter son véhicule. «J’ai dit au chauffeur de continuer à rouler, les militaires nous ont pris en chasse et ont commencé à tirer, raconte Doumra Manassé, en montrant des photos des impacts de balle. On a tenu bon jusqu’au Palais de justice, où j’ai cherché refuge dans le bureau du procureur. Mes clients, eux, ont été rattrapés et battus. Deux d’entre eux ont été relachés quelques heures plus tard. Mais nous sommes toujours sans nouvelle du troisième.»

Gouverneur en détention

 

D’après l’avocat, les ordres venaient d’en haut. Le gouverneur de la région, Adoum Nouki Chafadine, aurait ordonné au commandant de la légion de gendarmerie et à son adjoint d’empêcher la remise en liberté des prisonniers. Doumra Manassé soupçonne un règlement de comptes concernant des affaires de corruption et des «saisies illégales» (notamment de bétail) de la part des gendarmes, sur fond de rivalités communautaires. L’affaire, dont la résonance a été amplifiée par la grève des avocats, remonte jusqu’à la présidence : début juin, le gouverneur et les deux responsables de la gendarmerie sont démis de leurs fonctions. Un coup de tonnerre dans le monde politico-militaire tchadien, accoutumé à l’impunité.

Ce jeudi, au Palais de justice de N’Djamena, deux salles d’audience ont été réquisitionnées pour organiser les assemblées générales parallèles des syndicats de magistrats et d’avocats. Entre les bâtiments, dans la cour poussiéreuse où s’entassent des carcasses de motos et des journalistes, des échos de débats circulent. Certes, les hommes de loi ont obtenu le placement en détention du gouverneur, chose rarissime, et ont été entendus par les ministres de la Justice, de la Sécurité, de la Défense, et jusqu’au conseiller du président Idriss Déby. Mais dans le même temps, l’un des prisonniers peuls, Oumar Magadi, a disparu de la circulation depuis le jour où les gendarmes l’ont rattrapé à Doba. Le commandant de légion accusé s’est volatilisé. Et de nouveaux incidents sont survenus dans l’Est du pays : lundi, des hommes en armes ont abattu deux prévenus dans l’enceinte d’un tribunal ; mercredi, un procureur a été passé à tabac par des «uniformes».

Les grévistes ont pourtant «obtenu largement satisfaction», estime le secrétaire général du Conseil de l’ordre des avocats, Me Koumtog, presque étonné de ce succès : «La levée de la grève a été votée à la quasi-unanimité.» Son homologue chez les magistrats, Djonga Arrafi, précise que le procès du gouverneur devrait se tenir dès vendredi : il est programmé en ouverture de journée. La procédure de flagrant délit qui a été retenue pour accélérer l’audience «est la meilleure solution pour l’opinion publique», assume-t-il, tout en reconnaissant que c’est «une voie plutôt expéditive». Le risque est désormais que ce procès «pour l’exemple» tourne à son tour à la mascarade. Et ternisse demain l’image de la justice tchadienne, aujourd’hui redorée.

[Actualisation] L’ex-gouverneur Adoum Nouki Chafadine et le commandant de la gendarmerie de Doba ont été condamnés à cinq ans de prison ferme et 7600 euros d’amende, le 28 juin, pour « atteinte à la liberté », « discrédit sur la justice », « empiètement sur les décisions judiciaires », « destruction de biens » et « complicité d’enlèvement » par le tribunal correctionnel de N’Djamena. Les deux parties ont annoncé vouloir faire appel.

[Actualisation] En appel, le 20 juillet, Adoum Nouki Chafadine a vu sa peine réduite à deux ans d’emprisonnement avec sursis (tout comme les gendarmes) et 760 euros d’amende.

Célian Macé

Envoyé Spécial

Source : Libération (France)

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