Lettre à l’Organisation internationale de la Francophonie : La francophonie, Babel malheureuse/Par Moussa Ould Ebnou*

« Le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » Roland Barthes.

 

Il est malheureux que la francophonie n’envisage le développement de la langue française qu’au détriment des langues nationales, alors que les langues peuvent se développer côte à côte. Ma propre expérience, en tant qu’écrivain francophone illustre parfaitement cette possibilité.

Pour moi, comme pour beaucoup d’écrivains en français, le bilinguisme est un lègue imposé par la colonisation. Mon utilisation du français comme langue d’écriture s’explique par le fait que, dans mon pays, j’ai été scolarisé à l’école française. J’ai commencé ma carrière littéraire dans une langue autre que l’arabe, ma langue maternelle, comme c’est le cas pour beaucoup d’auteurs, passant par le détour de la langue étrangère pour s’exprimer. Au début, j’écrivais uniquement en français, mais après la publication de mon deuxième roman, j’ai opté pour le bilinguisme littéraire, en auto traduisant vers l’arabe mes livres déjà publiés en français. Cela n’a pas été un passage définitif et exclusif à l’arabe, mais une coexistence des deux langues. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai produit toutes mes œuvres dans les deux langues, écrivant à chaque fois la version française et l’éditant en premier lieu.

Ma « langue première d’écriture », la langue d’écriture de la première version du texte, c’est le français et ma « langue seconde d’écriture », la langue de l’auto traduction, c’est l’arabe, ma langue maternelle ; mais j’assure la traduction ou la réécriture de mes œuvres de la langue étrangère vers ma langue maternelle. je produis des œuvres qui, dans leur première version « originale », sont en français, mais qui paraissent rapidement en arabe.

Cette expérience m’a enseigné que mes textes français ne sont que les traductions d’originaux arabes non encore écrits. J’ai donc décidé d’arabiser tout ce que j’écris en français. L’indifférence du public français et l’engouement avec lequel sont accueillis mes textes arabisés m’ont montré le niveau d’estime dans lequel sont tenus les écrivains francophones. Malgré cela, j’ai fondé en 2009 l’Association Mauritanienne des Ecrivains d’Expression Française, pour dépasser le clivage entre francophones et arabophones

Bilinguisme.

La prise de conscience du caractère bilingue de la culture peut conduire à une mise en cause des repères linguistiques grâce auxquels se constituent et se distinguent les littératures arabophone et francophone, obligeant tout naturellement à reconsidérer la nature des relations qui nouent ces littératures entre elles.

Pour moi, le français, la langue étrangère, est un outil nécessaire pour se défaire de la rhétorique de la langue arabe et échapper aux conventions, automatismes et expressions de la langue maternelle. Le français incarne pour moi un espace de liberté où je peux mettre de côté les pressions de la langue arabe et explorer d’autres modes d’expression. La langue étrangère se présente comme une substance neutre, pleine de potentiel, favorisant une certaine liberté d’écriture. La distanciation linguistique offerte par la langue étrangère ouvre un horizon de créativité inexistant dans la seule langue maternelle.

L’auto traduction permet d’unifier la vision double de ma personnalité engendrée par le bilinguisme. Dans cette optique, je m’autotraduis afin d’apprivoiser ma dualité linguistique et de coïncider avec moi-même. L’auto traduction ou la création parallèle peuvent alors apparaître comme une façon de transcender le clivage, de réconcilier les deux moitiés de l’être intérieurement déchiré, en faisant cohabiter harmonieusement les deux langues.

Écrivant en français pour communiquer des réalités arabes je recours souvent à l’emprunt de mots arabes et parfois à l’adaptation. La version auto traduite m’offre l’occasion de retrouver ma langue maternelle. Malgré le travail complexe de la traduction, je redeviens plus spontané en arabe. Quoi qu’il en soit, la version arabe comporte le degré suprême de récupération de l’authenticité, retrouvée dans l’auto traduction.

Le monolinguisme est une impossibilité comme l’a démontré Jaque Derrida. Le texte original et son auto traduction font tous les deux partie du même mouvement créatif. En répétant et déplaçant le premier texte l’auto traduction indiquerait que le langage n’est pas un outil satisfaisant et qu’il faut donc sans cesse réitérer l’acte créatif. Ainsi, j’éprouve un sentiment de non-achèvement tant que mon texte original, en français, n’a pas été traduit en arabe.

Ma francophonie est donc mon arabophonie !

*Fondateur de l’Association Mauritanienne des Ecrivains d’Expression Française.

 

 

Source : Le Calame  (Le 03 juillet 2018)

 

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