En Afrique, il faut « interdire » l’entrée des hommes d’affaires en politique

La scène politique africaine voit émerger de plus en plus d’hommes d’affaires, et cela est inquiétant. De Marc Ravalomanana hier à Patrice Talon aujourd’hui en attendant peut-être Moïse Katumbi demain leur ambition ne se limitent plus aux postes ministériels. Tous mettent en avant leur approche pragmatique, censée faire de leur pays la nouvelle Corée du Sud. Cependant, l’histoire et l’analyse politique nous enseignent qu’ils ont toujours tendance à engager leurs nations sur une pente glissante caractérisée par une instabilité politique, une monopolisation de l’économie, et dans le meilleur des cas un creusement des inégalités.

 

L’influence politique du secteur privé est ancienne. Du financement des partis politiques à l’élaboration des lois, en passant par l’acquisition des médias, elle s’est amplifiée au cours des dernières années partout dans le monde et en particulier en Afrique. Peu d’informations crédibles et fiables existent sur ces pratiques, mais des indices concordants les attestent. Dans le cas du Bénin, par exemple, les deux plus riches hommes d’affaires ont longtemps financé les campagnes politiques, qu’elles soient présidentielles, législatives ou communales et possèdent des médias. Mais c’est plus récemment que la percée des personnalités issues du secteur privé sur la scène politique est devenue plus visible puisqu’ils aspirent dorénavant aux postes électifs de premier plan.

Dans tous les pays africains, ces personnalités peuvent être regroupées en deux catégories : celles qui se sont enrichies grâce aux marchés publics, et celles qui l’ont été en monopolisant la distribution des produits et services de grande consommation. Dans les deux cas, cet avantage est acquis à la faveur de décisions politiques motivées par la privatisation des anciens monopoles d’Etat ou par l’objectif de créer des champions nationaux. Toutefois, il s’est très vite transformé en contrepartie de financement des partis politiques et en levier d’acquisition de pouvoir politique pour les entrepreneurs.

Face à l’échec des hommes politiques traditionnels à améliorer le niveau de vie de leurs concitoyens, l’argument de ces nouveaux politiciens peut se résumer ainsi : notre succès personnel est le résultat de notre approche pragmatique, confiez-nous l’Etat et nous en ferons un succès collectif. En vertu des facilités accordées par l’Etat, cet argument est pourtant fallacieux puisque la clé de leur succès est largement externe à leur habileté entrepreneuriale. Par conséquent, une fois au pouvoir, ils ne peuvent pas faire autrement que d’utiliser les leviers du pouvoir pour accroître davantage la prospérité de leurs affaires, qu’elles soient personnelles ou déléguées.

Même si leurs fines connaissances du secteur privé était un facteur de succès économique, dans un contexte institutionnel où les contre-pouvoirs sont faibles, il y a manifestement le risque d’une captation plus importante de la richesse créée au profit d’intérêt personnel ou partisan. Dans aucun des pays où ils ont pris le pouvoir, il n’a été observé une baisse des inégalités, bien au contraire. Devrait-on citer le cas de Silvio Berlusconi en Italie.

Le cas de Madagascar illustre à maints égards les risques associés à l’entrée des hommes d’affaires en politique. Après avoir dominé le secteur des produits laitiers grâce à un appui financier de la Banque Mondiale, Marc Ravalomanana utilise ses moyens financiers pour acquérir des médias, puis accède à la mairie de la capitale et enfin à la présidence. Il en profite pour développer son groupe de médias, et renforce son groupe laitier. De cet usage du pouvoir politique à des fins de promotions économiques personnelles va naître la contestation qui va non seulement l’évincer du pouvoir en 2009, mais aussi plonger la grande île dans une instabilité politique qui se prolonge jusqu’aujourd’hui malgré l’élection d’un nouveau président. Qu’ils aient été présidents comme Uhuru Kenyatta au Kenya, ou ministres comme Dossongui Koné en Côte d’Ivoire, Moulay Hafid El Alamy au Maroc ou Yousou N’Dour au Sénégal, le miracle ne s’est pas produit.

En général, l’entrée des hommes d’affaires en politique n’est pas indépendante de la tendance des hommes politiques traditionnels à faire l’inverse. Cette tendance est tout aussi fréquente et dangereuse. L’affaire dite « Gupta » en Afrique du Sud illustre à dessein les implications de cette connivence entre les hommes politiques et le milieu des affaires. L’Angola de Edouardo dos Santos offre également un exemple concret. Selon les enquêtes du FMI, 32 milliards de dollars US, soit le quart du PIB, se sont évaporés par le biais de la compagnie nationale pétrolière Sonangol entre 2007 et 2010, alors que deux tiers de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.

Certains pays comme  le Ghana, le Sénégal ou le Nigéria ont tout de même réussi à limiter les relations entre le secteur privé et la politique. Ils ont été jusqu’ici épargnés par une tentative de prise de pouvoir par leurs opérateurs économiques. Cependant, les frontières restent ténues, c’est pourquoi il urge d’envisager une « constitutionnalisation de l’économie » pour reprendre les termes de David Gerber. Cela passe par la légalisation d’une stricte séparation entre le pouvoir politique et le monde des affaires. Concrètement, en plus du financement public des partis politiques et des règles encadrant les donations, il s’agit de :

  • interdire tout mandat électif à toute personne contrôlant plus d’un certain pourcentage du PIB,
  • contrôler et imposer à 100%  tout dépassement de ce seuil par tout décideur politique à l’issue de son mandat,
  • interdire tout avis, recommandation ou suggestion non sollicité à l’endroit de tout responsable de l’Etat.

Dans les pays les plus avancés, les hommes d’affaires s’occupent de ce qu’ils savent mieux faire, c’est-à-dire la création de richesses. Dans les cas où ils entrent en politique comme avec Donald Trump aux Etats-Unis, le poids significatif des contre-pouvoirs les empêche d’utiliser le pouvoir politique à des fins de promotion économique personnelle. En attendant que ces contre-pouvoirs se structurent dans les nations africaines, il vaudrait mieux instituer la séparation entre les affaires économiques et les affaires politiques.

Georges Vivien HOUNGBONON

 

PS : Les expressions « hommes d’affaires » et « hommes politiques » ne sont pas exclusives du féminin.

Georges Vivien HOUNGBONON

D’origine Béninoise, il s’intéresse à l’économie, les mathématiques et la philosophie. Il est Ingénieur Statisticien, diplômé d’un Master en politiques publiques et développement et docteur en économie industrielle de la Paris School of Economics. En rejoignant l’Afrique des Idées, il souhaite contribuer à la réflexion sur la réduction de la pauvreté et des inégalités en Afrique.

 

 

 

Source : L’AFRIQUE DES IDEES – Le 17 mai 2018

 

 

 

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