Croyance : que valent les quarante jours d’abstinence avant le ramadan?

Cas unique dans le monde musulman, beaucoup de Marocains cessent de boire quarante jours avant le ramadan. Pure invention de la culture marocaine, cette habitude, dont souffre une partie de l’économie, ne tire son origine d’aucun texte religieux.

 

 

Sous le bourdonnement d’un vieux ventilateur accroché au plafond, le propriétaire de la Cigale, célèbre troquet casablancais, promène son regard dans tous les coins de la salle. A 20 heures*, à peine une dizaine d’habitués sont attablés autour de leur bière Flag Spéciale en écoutant un morceau de Blue Jean Blues de ZZ Top. D’ordinaire, à cette heure, le bar, où militants, journalistes et autres vieux habitués se donnent rendez-vous pour refaire le monde, est déjà à moitié plein. Emmitouflé dans une djellaba, le maître des lieux a l’air déçu de la maigre pêche de ce lundi. “Les gens ne boivent pas pendant les quarante jours qui précèdent le ramadan. C’est comme ça chaque année. Je fermerai le bar samedi, lorsque j’aurai écoulé le stock”, nous dit El Haj, comme l’appellent ses clients. Restaurants, hôtels, brasseurs ou simples guerraba voient aussi leur chiffre d’affaires s’effondrer en cette période, si bien qu’ils finissent par suspendre leur activité en attendant la fin du ramadan. Sacrée donc pour les uns, maudite par les autres, la “quarantaine” ne s’appuie pourtant sur aucun fondement rationnel. Unique dans le  monde musulman, cette habitude, qui s’est érigée au fil des années en règle sacro-sainte, donne le tournis même aux fqihs les plus rigoristes.

Vin et vin font quarante

Pour quelle raison donc les Marocains se bornent-ils à rompre avec l’alcool quarante jours avant le mois sacré ? “C’est dans la religion. Accueillir le mois de ramadan en buvant, c’est haram”, nous explique doctement Yassine, la trentaine, cadre dans une société de télécommunications. Explication loin de nous éclairer sur les “quarante jours” qu’il calcule avec la précision d’un astronome. “Ecoutez, je sais que c’est dit dans le Coran mais je ne saurai vous citer le texte”, nous rétorque-t-il, le regard fuyant. Buveur invétéré, Mehdi, conseiller dans un centre d’appels, ne s’aventure pas dans un pareil plaidoyer, préférant “faire comme tout le monde” : “On dit que c’est interdit par la religion. Dans le doute, je respecte la quarantaine. Qu’ai-je à gagner en ne la respectant pas ?” Pari de Pascal d’un autre genre. Certains avancent une raison un tantinet farfelue : “Il paraît que ceux qui boivent durant la quarantaine meurent dans l’année (maydourch 3lihoum el 3am)”, nous dit un jeune qui, mis devant des contre-exemples, se contente de secouer la tête en signe de désaccord. Sur certains forums marocains, nos compatriotes poussent la rigueur jusqu’à donner à cette habitude un fondement scientifique. Voici l’argument “implacable” : “L’alcool reste dans le sang pendant quarante jours”. En gros, boire une gorgée de vin ou toute une cave, la moindre goutte d’alcool vous poursuit jusqu’au ramadan. Bref, pour nos interlocuteurs, “spiritueux” et spirituel ne sauraient faire bon ménage. Un fardeau si lourd à porter pour les alcooliques, acculés à renoncer à une substance pour ainsi dire “vitale” à leurs yeux. “On a vu plus de monde ce mois-ci aux réunions des Alcooliques anonymes. J’ai l’impression qu’ils sortent de leur déni. Ils se disent que pour respecter la religion, ils devraient arrêter de boire”, nous dit, sous couvert d’anonymat, un responsable des Alcooliques anonymes de Casablanca.

Arguments vains

Zakaria Wahby, assistant chef sommelier du Royal Mansour de son état, est, lui, adepte du “respect du mois de chaâbane”. “Cela ne s’explique pas par la religion ou par la science, je le fais par respect envers le ramadan et envers Dieu”, nous dit le premier “meilleur sommelier du Maroc”.

A l’évocation du sujet, le directeur de Dar Al Hadith Al Hassaniya, Ahmed El Khamlichi, laisse échapper un éclat de rire : “Il n’y a ni 40 ni 15 jours. Le haram ou le halal ne se définissent pas en nombre de jours. C’est culturel, comme beaucoup de choses. On essaie de coller des croyances culturelles à la religion”, tranche-t-il d’emblée. Même écho auprès de Mohamed Rafiki, plus connu sous le nom d’Abou Hafs : “Cela n’a aucun rapport avec l’islam, pour la simple raison qu’il n’existe aucun texte dans le Coran ou les hadiths authentifiés”, assure l’ancien cheikh salafiste. Selon lui, “cette invention culturelle” pourrait s’expliquer par un texte religieux, lui-même inventé, où il n’est nulle part question du jeûne, et dont voici la teneur : “Tout acte sera refusé pendant quarante jours à celui qui boit de l’alcool”. “Certains en concluraient que le jeûne fait partie de ces actes et qu’ils doivent donc arrêter de boire. Sauf qu’il s’agit d’un hadith faible aux yeux de tous les fqihs”, poursuit l’ex-star du minbar. Une fausse croyance donc que traîne sans raison la culture marocaine. “Dans les années 1960 et 1970, les gens pouvaient arrêter de boire à l’approche du ramadan en se consacrant à la prière, mais la notion des quarante jours n’existait pas”, insiste El Khamlichi. Et que dit la science à propos de l’alcool qui resterait logé dans notre sang pendant quarante jours ? Encore une fable. D’après une étude réalisée en 2004 par l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies, notre corps élimine 0,1 à 0,15 gramme par heure. “C’est-à-dire qu’après 10 heures, tout est éliminé. En tout cas, tout est éliminé après 24 heures au maximum”, explique un médecin. En clair, rien n’oblige nos compatriotes à arrêter de boire. Et l’étrange habitude n’est pas sans conséquence sur certains secteurs de l’économie.

Cela coule de source

“Le chiffre d’affaires chute de 35%, voire 40%, dès le début de la quarantaine”, nous dit un manager de Brasseries du Maroc. Comme le consommateur manque à l’appel, le brasseur n’a d’autre choix que de suivre le marché. “Là, nos deux usines sont à l’arrêt. Nous nous adaptons au comportement du consommateur”, nous dit-on à Brasseries du Maroc. La “crise de la quarantaine” ne touche pas que Brasseries du Maroc, mais aussi les hôteliers. “L’activité de restauration est en chute durant les quarante jours. Le problème, c’est que même les Européens s’abstiennent aussi par respect envers les employés et la culture marocaine”, regrette Rochdi El Bouab, patron de la chaîne Golden Tulip Maroc. Pour limiter l’érosion des clients, l’hôtelier se tourne vers le halal. “On a réussi à mettre en place les ftours au mois de ramadan, ce qui était inconcevable il y a 20 ans”, explique-t-il. Les bars aussi ont leurs astuces : le happy hour. “On est obligé parfois de vendre deux bières au prix d’une, ne serait-ce que pour écouler le stock”, nous dit le gérant d’un bistrot niché au quartier du Maârif, à Casablanca. Bref, à cause de cette quarantaine sortie de nulle part, tout le monde trinque.

(Article publié dans le N°765 de TelQuel du 19 au 25 mai 2017)

Source : Telquel.ma (Maroc)

 

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