Le rappeur a adopté le discours de militants conservateurs qui accusent les Afro-Américains d’avoir une «mentalité d’esclave».
Depuis fin avril, Kanye West tente de prouver au monde qu’il est un «libre-penseur», quelqu’un qui ose avoir un discours à l’opposé de ce qu’on attendrait de la part d’un rappeur afro-américain. Au lieu de dénoncer les violences policières ou encore les inégalités raciales du système pénal américain, Kanye West déclare qu’il aime Donald Trump, qu’il faut arrêter de parler de l’histoire d’oppression des Afro-Américains et que l’esclavage est en quelque sorte un choix, une mentalité:
«On entend parler de l’esclavage qui a duré 400 ans. Pendant 400 ans? Ça ressemble à un choix…Nous sommes dans une prison mentale», a-t-il expliqué dans une interview avec le site people TMZ. Il a ensuite tenté d’expliquer sa pensée dans un tweet (depuis effacé):
«Bien sûr, je sais que les esclaves n’ont pas été enchaînés et embarqués sur des bateaux de leur propre chef. Je voulais dire que le fait d’être restés dans cet état alors que nous étions plus nombreux signifie que nous étions mentalement esclaves.»
Quelques jours avant, il avait tweeté :
there was a time when slavery was the trend and apparently that time is still upon us. But now it’s a mentality.
«Il fut un temps où l’esclavage était la tendance et apparemment c’est toujours le cas. Mais maintenant c’est une mentalité.»
Cette obsession de la mentalité d’esclave ne sort pas de nulle part. C’est le cœur d’une rhétorique partagée par plusieurs conservateurs noirs qui pensent que les Afro-Américains de gauche sont des «esclaves» du parti démocrate, obnubilés par les discriminations et incapables de penser par eux-mêmes.
La «plantation démocrate»
Une des principales tenantes actuelles de ce discours est Candace Owens, une jeune YouTubeuse qui est aussi directrice de communication de Turning Points USA, une association de jeunes qui luttent pour le libre-marché, contre l’intervention de l’État et contre les profs gauchistes à la fac. Kanye West est fan:
✔ @kanyewest
I love the way Candace Owens thinks
«J’adore la façon dont Candace Owens pense.»
Peu avant ce tweet, Owens avait posté une vidéo dans laquelle elle accusait des militants de Black Lives Matter de se complaire dans une idéologie victimiste.
«Il y a une guerre civile idéologique en cours: entre les Noirs qui se concentrent sur le passé et hurlent à propos de l’esclavage et les Noirs qui pensent à l’avenir […] C’est la mentalité de victime contre la mentalité de gagnant.»
Afin de discréditer un mouvement comme Black Lives Matter, Owens nie carrément l’existence de la brutalité policière envers les Noirs aux États-Unis, malgré les nombreux cas de bavures, dont beaucoup ont été enregistrés dans des vidéos choquantes.
Et pour elle, ceux qui dénoncent la persistance du racisme aux États-Unis ont des «mentalités d’esclaves». Dans ses apparitions sur Fox News, sur les campus américains ou sur les réseaux sociaux, elle utilise toujours abondamment le mot «esclave».
Dans un tweet du 6 avril, elle accusait ainsi Jay-Z et Beyoncé de «travailler à plein temps pour les démocrates»:
Are there any black people left that can’t see that @Beyonce and Jay-Z work full time for @TheDemocrats?
They are living proof that no matter how much money you have, you can still be a slave.
«Ils sont la preuve vivante qu’on peut être très riche et être quand même un esclave.»
Lorsqu’Owens a été invitée sur Fox News par parler de Kanye West, elle a encore employé ce terme pour se moquer des réactions de la twittosphère face au virage trumpien du rappeur: «J’ai compris que la gauche voulait récupérer ses esclaves, a-t-elle dit. Ils ont créé un système dans lequel les Noirs sont des esclaves idéologiques.»
Pour elle, porter une casquette «Make America Great Again» quand on est un rappeur noir est la preuve ultime qu’on est un libre-penseur, alors que voter démocrate serait, à l’inverse, une marque de servitude mentale (environ 90% des Afro-Américains votent démocrate). Pour Owens, qu’une communauté soutienne des programmes d’aides sociales ou encore une réforme du système de justice pénale n’est pas un choix rationnel mais une forme d’esclavage mental.
Sur sa chaîne YouTube, elle d’ailleurs filmé un tutoriel pour apprendre aux noirs à «s’échapper de la plantation démocrate».
Obamacare = esclavage
Comme le rappelle le journaliste David Swerdlick dans le Washington Post, cette rhétorique est née à l’ère du Tea Party pendant les deux mandats de Barack Obama. À l’époque, plusieurs conservateurs noirs ont écrit des livres sur le sujet, comme Deneen Borelli qui écrit qu’«Obama a fait en sorte que nous soyons toujours esclaves de la plantation du gouvernement». Son idée est que l’Obamacare, une assurance maladie partiellement financée par des subventions publiques, est une forme de dépendance à l’État, et donc une forme d’esclavage.
Même idée chez le révérend C.L. Bryant, dont le documentaire «Runaway Slave» (esclave en fuite) est censé révéler «l’esclavage économique de la commnauté noire envers les politiques de gauche du gouvernement américain». C’est l’idée qu’avoir des allocations encourage les pauvres à rester pauvres.
L’actuel ministre du logement de Trump, Ben Carson, qui est afro-américain, tient un discours similaire. Il avait dit en 2013: «Vous savez, Obamacare c’est vraiment la pire chose qui est arrivée dans ce pays depuis l’esclavage. Et d’une certaine façon, c’est de l’esclavage, parce que ça nous rend tous soumis au gouvernement».
En parlant ainsi de mentalité d’esclave, Kayne West s’inscrit dans cette tradition. Alors qu’il se veut iconoclaste, le rappeur se rallie à un discours de propagande bien rôdé. Dans les émissions de Fox News, le trumpisme est vu comme une rebellion intellectuelle et une formidable libération de la parole, une remise en question salutaire des valeurs progressistes de l’establishment.
C’est ce discours qui séduit Kanye West, qui se veut aussi iconoclaste et à contre-courant. Mais comme il dit tout et son contraire, le rappeur ne sera probablement pas un allié idéologique idéal pour Owens, qui souhaite que la star du hip-hop l’aide à «réveiller la communauté noire».
Dans une longue interview avec l’animateur radio Charlamagne Tha God, West evoquait sa potentielle campagne présidentielle et semblait suggérer qu’il s’intéressait à Trump pour le style plutôt que la substance: «Peut-être une campagne comme Trump mais avec les principes de Bernie Sanders. Ça serait mon mélange», expliquait-il en louant soudain le sénateur socialiste du Vermont, à l’extrême opposé des valeurs ultralibérales de Candace Owens, dont il disait pourtant adorer la façon de penser.
Claire Levenson
Source : Slate
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