Chimamanda Ngozi Adichie : «Le féminisme fera accéder les hommes à leur pleine humanité»

L’auteure d’«Americanah» est l’une des avocates les plus en vue du féminisme, comme en témoignent ses conférences prises d’assaut à New York, Londres ou Stockholm. Invitée par le Festival des droits humains le mois dernier à Genève, la Nigériane a livré un vibrant plaidoyer.

Quelle est la botte secrète de Chimamanda Ngozi Adichie? Comment cette femme qui ne se destinait qu’à l’écriture, confortée par une reconnaissance critique et publique enviable, est devenue la porte-parole du féminisme que tout le monde s’arrache depuis 2012? Une conférence TED prononcée à Londres cette année-là la distingue. Son éloquence, sa franchise et son humour ont donné au combat pour l’égalité des droits entre les sexes ses nouvelles lettres de noblesse, en ralliant des millions d’auditeurs.

Un succès inouï y compris pour celle qui considère que «les femmes ne sont pas des anges». Chimamanda Ngozi Adichie partage aujourd’hui sa vie entre le Nigeria, sa terre natale, et les Etats-Unis, menant de front conférences et travail d’écriture. A 40 ans, elle est plus impatiente que jamais de voir femmes et hommes s’affranchir des carcans d’un autre âge, un espoir palpable dans ses romans – dont Americanah – ou ses nouvelles. L’an dernier, elle publiait Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (Gallimard), une lettre destinée d’abord à une amie. En mars, le FIFDH l’a conviée à Genève pour une lecture publique de ce petit ouvrage énergique et optimiste. Nous l’avons rencontrée à cette occasion.

 

Chimamanda Ngozi Adichie, au centre, en compagnie des femmes qui ont lu avec elle son dernier manifeste féministe dans le cadre du FIFDH, le 17 mars 2018, à Genève. Miguel Bueno

 

 

Le Temps: Depuis la rédaction de votre lettre à une amie avide de conseils pour élever sa fillette en féministe, vous avez vous-même donné naissance à une fille. Changeriez-vous quoi que ce soit à cette missive devenue publique?

Chimamanda Ngozi Adichie: Je ne changerais rien. Mais entre-temps j’ai réalisé à quel point cette aspiration se heurte à la réalité. Quand on remet en cause les normes, c’est comme si l’univers entier conspirait pour vous rendre la tâche difficile.

L’éducation est au cœur de votre réflexion. Comment conforter les parents soucieux d’égalité face à des vents contraires?

C’est une question cruciale, dont l’école doit aussi se saisir. Or elle est un agent de conformité très fort! Je m’inquiète déjà du jour où ma fille sera scolarisée. On sait que jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans, les enfants sont de vraies individualités, mais dès leur entrée à l’école, il y a cette pression à se comporter de manière stéréotypée. La preuve qu’il s’agit bien d’une invention! Le système scolaire et l’éducation en général ne participent pas à l’épanouissement des enfants. Leur mission consiste à les conduire sur un chemin déjà tracé, qui implique de se conformer à ce qu’une fille et un garçon sont censés être.

L’un des champs d’action que vous ciblez concerne les jouets. Que faire face à une fillette qui n’a d’yeux que pour ses poupées, par exemple?

Je ne crois pas qu’il soit sain de brimer le penchant d’un enfant. Pour l’instant, ma fille n’a que 2 ans et demi. Si un jour elle insiste pour avoir des poupées, je lui en achèterai, mais tout en lui expliquant pourquoi, à mes yeux, elles ne sont pas cool: les bercer ou imiter les soins qu’on leur prodigue n’a aucun intérêt. Je veillerai aussi à lui présenter des alternatives: «Regarde ce jeu: tu peux construire des tas de choses avec qui n’existaient pas avant!» Enfant, j’ai évidemment adoré mes poupées. Mais c’est probablement à cause d’elles que je n’ai développé aucun savoir pratique.

Vous insistez par ailleurs sur l’importance de donner le goût de la lecture aux filles. Si votre propos n’exclut pas les garçons, pourquoi s’adresse-t-il en particulier aux filles?

Parce que la lecture nous fait réaliser que le monde est plus complexe et plus vaste que ce qu’on veut bien nous faire croire. Si on dit à une fillette: «les filles ne sont pas censées s’adonner à telle activité ou se destiner à telle carrière», sa fréquentation des livres lui fournira de nombreux contre-exemples pour contester ce type de discours.

Vous allez même jusqu’à préconiser de payer les fillettes récalcitrantes pour lire!

Oui, car la lecture est une alliée pour la vie. Rémunérer cette activité est le meilleur des investissements. En songeant à tous les livres que j’ai dévorés, très jeune, je réalise à quel point ils m’ont donné confiance en moi.

Comment cela?

La lecture de romans, en particulier, vous ouvre au monde et vous fait connaître les gens intimement. Elle vous offre un savoir large, y compris émotionnel, grâce auquel vous avez moins peur et vous vous sentez moins seule. Les livres vous fournissent aussi un langage pour exprimer vos propres sentiments. Ils contribuent ainsi à forger votre assurance.

Vous fustigez l’injonction faite aux filles, très tôt, à être aimables, à plaire. Injonction qui les poursuivrait toute leur vie…

Oui, et j’ai juste envie de dire: stop! Même si je n’ignore pas la puissance de ce conditionnement. Mais en prenant conscience de cette injonction, une femme peut apprendre à s’en défaire, du moins en partie. Je n’ai rien contre la gentillesse. Ce qui me gêne, c’est de devoir se fondre dans ce moule pour gagner l’approbation d’autrui. Autrement dit, prétendre être ce qu’on n’est pas toujours. Une femme dans une position de pouvoir qui va réprimander un subordonné, par exemple, se souciera, de manière disproportionnée par rapport à ses homologues masculins, de savoir si ses collaborateurs continueront à l’apprécier. Vous imaginez? Non seulement, elle doit faire son job, mais elle doit aussi tenir compte de cette pression additionnelle!

Cette pression pèse également sur la vie privée des femmes, selon vous. Avec un prix à payer sous-estimé.

Nous sommes incitées à prendre en charge les besoins émotionnels des autres. Et ça, je dois avouer ne pas l’avoir encore entièrement désappris. Or si vous passez votre journée à faire en sorte que votre entourage ne soit pas frustré ou vexé, à la fin vous êtes vidée! A quoi bon?

Que vous inspire la récente prise de parole des femmes pour dénoncer le harcèlement et les abus dont elles ont été l’objet?

J’ai été heureuse que leur voix soit enfin entendue. Heureuse aussi que des hommes aient à rendre des comptes. Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher d’éprouver de la tristesse à l’égard de toutes celles qui ont perdu leur emploi pour avoir refusé des atteintes à leur dignité. Et qui ne bénéficieront d’aucune réparation à la hauteur du préjudice subi.

Craignez-vous un relâchement de cette prise de conscience inédite à travers le monde, voire un retour de bâton?

Je redoute la disparition de cet élan fabuleux. Je souhaiterais qu’il signe le début d’une vraie révolution.

Dans cette hypothèse, certain(e)s ont déploré un puritanisme déguisé, ou une menace sur les rapports de séduction…

C’est absurde. Comment peut-on assimiler la dénonciation d’abus de pouvoir et de violences à un combat d’arrière-garde? Les femmes qui se sont élevées contre des comportements injustifiables n’ont rien contre la séduction ni la sexualité. Elles veulent choisir et désirer librement, à égalité avec les hommes.

Pour faire rayonner les stylistes nigérians trop méconnus à son goût, Chimamanda Ngozi Adichie s’affiche souvent avec leurs créations sur son compte Instagram.   DR

Vous ne concevez pas le féminisme comme une cause réservée aux seules femmes. Comment faire en sorte que les hommes y adhèrent sans craindre d’y laisser des plumes?

Il faut leur dire que grâce au féminisme, ils n’auront plus à mettre la main au porte-monnaie pour tout! Bon, plus sérieusement, ils doivent comprendre que la virilité leur nuit, car même si elle les sert en tant que groupe, au niveau personnel elle ne les autorise pas à se réaliser de manière authentique: l’injonction d’être fort, de ne jamais faillir, est non seulement contraignante mais illusoire. Personne ne peut se montrer fort en toutes circonstances. L’enjeu consiste donc à convaincre les hommes que le féminisme les libérera, eux aussi: il les fera accéder à leur humanité pleine et entière.

Même si vous n’êtes pas citoyenne américaine, vous avez soutenu Hillary Clinton lors de la dernière présidentielle. Que pensez-vous du reproche qui lui a été adressé de la part de certaines féministes de ne rouler que pour les femmes privilégiées et surdiplômées en affichant sa volonté de briser le plafond de verre?

Quelle mauvaise foi. Certes Hillary ne représentait pas les classes dites laborieuses, et pour cause, elle ne venait pas de là. Or pulvériser le plafond de verre représente un symbole fort, pour toutes les femmes. Cela montre qu’un territoire impénétrable jusque-là s’ouvre. Ce qui m’irrite c’est cette exigence de perfection. Hillary n’était pas parfaite. Mais a-t-on oublié qu’elle concourait contre le plus imparfait de tous? (Gros soupir.) En réalité, on attend des hommes qu’ils soient humains, mais les femmes, elles, doivent être des anges venus du ciel. De plus, les critiques visant Hillary occultaient les politiques qu’elle a soutenues par le passé, comme la prise en charge des enfants en âge préscolaire, qui bénéficie aussi aux femmes les moins favorisées. Si cette candidate ultra-compétente avait été un homme elle n’aurait jamais été attaquée de la sorte. Cette misogynie, y compris au sein de la gauche, me sidère.

Vous soutenez que le féminisme est une affaire de contexte, qu’il ne s’agit pas d’avoir une même exigence qui s’appliquerait en tout lieu et en tout temps. Au risque de hérisser le poil de certain(e)s puristes…

Pour m’expliquer, je recours souvent à cette histoire. Ma mère a été la première femme à occuper le poste d’administratrice de l’Université de Nsukka, la ville où j’ai grandi. Lors d’une réunion inaugurale, un employé a proposé que l’écriteau placé devant elle indiquant «chairman» [président], soit modifié pour y inscrire «chairperson» ou «chairwoman». Ma mère a refusé car elle ne voulait en aucun cas qu’on pense que la donne allait changer du fait qu’elle était une femme. J’adore cette histoire car elle illustre l’essentiel: une femme peut faire tout ce dont un homme est capable.

La féminisation des noms de professions est pourtant un des chevaux de bataille de nombreuses féministes.

Je le sais, d’ailleurs quand j’ai raconté cette anecdote à des amies américaines, elles s’en sont offusquées: «Ta mère n’est pas un homme, elle aurait dû exiger que l’on change son titre!» Or, dans cette situation particulière, l’attitude de ma mère était féministe, elle signifiait à ceux qui en auraient douté: je suis l’égale des hommes.

S’agissant de la prise en compte du contexte, vous vous montrez très conciliante à l’égard des musulmanes qui, dans votre pays et ailleurs, optent pour le voile. Pourquoi?

Parce que je les ai écoutées. Nombreuses sont celles qui m’ont dit que ce choix leur permettait de se sentir libres. Et je parle ici de femmes éduquées et progressistes. On pourrait les désapprouver en plaquant sur elles d’autres normes, mais cela consisterait à ignorer qu’en effet elles ont trouvé leur place avec le voile, notamment à des postes de responsabilité, et que cette liberté revendiquée n’est pas feinte.

Est-ce le cas pour toutes les femmes voilées?

Au Nigeria, par exemple, dans certaines régions à majorité musulmane, on peut sentir que des femmes n’ont pas voix au chapitre, contrairement à d’autres régions. J’admets avoir longtemps pensé que les femmes voilées, c’était terrible. Mais j’ai réalisé, à leur contact, que les choses ne sont pas aussi tranchées. On peut porter un voile en étant féministe.

Vous n’ignorez pas que pour certaines féministes ce discours est irrecevable…

Bien sûr. Mais ce qui compte c’est la liberté de choisir. Comment la dénier aux femmes, y compris sur ce sujet? Vous savez, ça me fait penser à toutes ces sollicitations que je reçois pour condamner telle situation défavorable aux femmes, dans différents pays. Quand j’accepte, je demande toujours à rencontrer des femmes du cru pour en apprendre plus sur leur vie. La réalité telle qu’elle est éprouvée m’intéresse plus que les grandes positions de principe.

Vous qui avez dépeint comment les croyances religieuses peuvent devenir oppressives, comme dans «L’hibiscus pourpre» ou «Americanah», quel rôle attribuez-vous aux religions dans la domination des femmes?

La misogynie présente dans le monde se retrouve sans surprise dans les institutions religieuses. Vouloir se débarrasser de la religion pour émanciper les femmes est irréaliste. Par contre, on peut mener un travail au sein de chaque religion pour remettre en cause certaines interprétations et en faire prévaloir d’autres. Les femmes ont intérêt à relever ce défi, car elles ont fait les frais du monopole trop longtemps détenu par les hommes sur les textes sacrés. Accéder à ce savoir est capital. Je reste persuadée que Dieu est fondamentalement bon et juste [Chimamanda Ngozi Adichie a reçu une éducation catholique, ndlr], donc penser qu’il cautionnerait une inégalité entre les êtres humains est totalement absurde! Les hommes parlent en son nom et ont fait en sorte que le monde les serve. J’en aurais fait autant à leur place…

Vraiment?

En toute honnêteté, oui. Quiconque a l’avantage d’édicter des règles tente de les mettre au service de ses intérêts. Mais je sais que l’inégalité rend les gens malheureux. D’où mon combat.

Ce combat demeure menacé par ce que vous appelez «le féminisme light», qui met en avant la complémentarité entre les sexes plutôt que l’égalité. Expliquez-nous pourquoi.

Ce féminisme édulcoré promeut une division sexuée des tâches qui se fera toujours au détriment des femmes. Professer que, par nature, les femmes seraient vouées à l’éducation des enfants, par exemple, est mensonger. Sacraliser les mères les dessert quand cela aboutit à les confiner à ce rôle et à leur dénier l’égalité des droits. Or le risque existe de se laisser séduire par ce genre de discours en apparence inoffensif. Ce qui façonne nos vies, c’est la socialisation! Nous naissons tous avec des capacités d’apprendre. Si nous socialisons les enfants différemment, dans cinquante ans, on mesurera l’ampleur du changement.

 

 

 

Sahli Khadidja

 


 

Profil

1977 Naissance à Enugu (Nigeria).

1996 Début de son cursus universitaire aux Etats-Unis.

2003 «L’hibiscus pourpre» (Anne Carrière).

2006 «L’autre moitié du soleil» (Gallimard).

2009 «Autour de ton cou» (Gallimard).

2013 «Americanah» (Gallimard).

2017 «Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe» (Gallimard).

 

 

 

Source : Le Temps (Suisse)

 

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