A Beyrouth, l’espion qui mimait

Des services de sécurité qui se font concurrence, un comédien qui improvise et une mystérieuse Mata Hari aux yeux verts… Cette étrange affaire a fait grand bruit au Liban ces derniers mois.

 

La presse libanaise la présentait comme  » une grande et belle brune aux yeux verts « . Une enjôleuse, fausse Suédoise et vraie -Israélienne, rompue aux techniques de communication clandestine et à l’art de l’effeuillage sur Skype. Tout, y compris son identité,  » Colette Vianvi « , nimbée d’un exotisme suranné, faisait d’elle une parfaite Mata Hari proche-orientale. Sa victime ? Un modeste comédien libanais, Ziad Itani. Grâce à un chantage à la sex-tape, la tentatrice venue de Tel-Aviv l’avait, paraît-il, -convaincu de collecter des informations sur des figures politiques de premier plan, comme le ministre de l’intérieur, Nohad Al-Machnouk, en vue d’un possible assassinat.

Le service de sécurité ayant mené l’enquête disposait de messages électroniques incriminants mais aussi d’aveux circonstanciés. L’affaire était entendue : Ziad Itani, arrêté en -novembre  2017, avait trahi son pays au profit du Mossad, infamie suprême au pays du -Cèdre, où les dix-huit années d’occupation -israélienne (1982-2000) et les trente-trois jours de bombardements de 2006, lors de la guerre entre Tsahal et le mouvement chiite Hezbollah, ont laissé de profondes cicatrices.

L’affaire commence fin novembre  2017 quand se répand dans les médias nationaux la rumeur qu’une tentative d’assassinat visant Nohad Al-Machnouk, l’un des barons du mouvement du Futur, le parti à dominante sunnite du premier ministre, Saad Hariri, vient d’être déjouée. La Sécurité de l’Etat, l’un des quatre services de renseignement du pays, annonce dans la foulée avoir capturé la cheville ouvrière de ce complot ourdi par  » l’ennemi israélien « . C’est un certain Ziad Itani, auteur et interprète de monologues -comiques, doté d’une petite notoriété dans les milieux de gauche. A en croire l’agence de presse officielle libanaise, il aurait été -confondu  » après plusieurs mois de surveillance et d’enquête, menées par une unité spécialisée, placée sous les ordres du général Tony Saliba « , le chef de la Sécurité de l’Etat. Le président Michel Aoun félicite aussitôt le haut gradé, qui est l’un de ses protégés, et contacte, bien sûr, le ministre pour se réjouir qu’il soit sain et sauf. Ce dernier devient ainsi  » l’homme qui a réchappé à un projet d’attentat israélien « , un titre de gloire au Liban.

Le costume était trop large

 

Abreuvés de  fuites par le bureau du général Saliba, les journaux déballent dans les jours suivants tous les détails de  » l’affaire Itani  » : la rencontre supposée, sur les réseaux -sociaux, entre le comédien et la fameuse  » Colette « , officiellement membre d’une -association pour l’amitié entre les peuples ; leur conversation, d’abord badine, qui tourne en séances de masturbation devant la webcam ; le -coming out israélien de la belle, qui oblige sa proie à collaborer sous peine de -balancer sur Internet leurs cinq à sept électroniques ; le transfert de 10 000  dollars pour que l’homme de théâtre se relooke, infiltre l’élite politico-médiatique libanaise et y promeuve les vertus de la normalisation avec Israël.

Le quotidien à la pointe de ces  » révélations  » est Al-Akhbar, le porte-voix de la gauche anti-impérialiste arabe, favorable au -Hezbollah. L’affaire tombe à point nommé pour ce journal, qui mène une campagne effrénée – du  » maccarthysme « , disent ses détracteurs – contre l’intelligentsia libérale arabe, suspecte, à ses yeux, de faiblesse à l’égard d’Israël. Dans L’Orient-Le Jour, un quotidien francophone de centre droit, Colette Vianvi est érigée en successeure d’Erika Chambers et Sylvia Rafael, deux des plus célèbres agentes du Mossad ayant sévi au Liban. On lit même, frisson -ultime, que l’ensorceleuse – toujours invisible – s’apprêterait à séjourner dans un palace sur les hauteurs de Beyrouth.

Il n’y a pas grand monde, alors, pour s’étonner du fait que le costume de  » super-collabo  » taillé à Ziad Itani paraisse un peu trop large pour ses frêles épaules. Le fait qu’après son -arrestation, il a été privé pendant vingt jours de tout contact avec sa famille et son avocat, en violation du code de procédure pénale, passe également à la trappe. Le récit de la -Sécurité de l’Etat, petit service affecté à la -protection des ambassades, sans compétences informatiques, désireux de sortir de l’ombre des trois autres agences de renseignements, n’est pas remis en question.

Au bout de quelques semaines, les premiers doutes surgissent tout de même. On parle de tortures et d’aveux extorqués devant le juge. Dans l’affaire bis qui émerge peu à peu, deux nouveaux protagonistes font leur apparition : la major Suzanne Al-Hajj, chef du -bureau de lutte contre la cybercriminalité des Forces de sécurité intérieures (FSI), et le pirate informatique Elie Ghabash, l’un de ses acolytes de l’ombre. Dans le courant du mois de février, on apprend que la première a -demandé au second de fabriquer de fausses discussions sur Internet impliquant une agente israélienne fictive et Ziad Itani. Dès lors, le vrai rôle des différents protagonistes commence à se préciser, obligeant les médias à revenir aux origines de l’affaire…

A priori, tout est parti de la major Al-Hajj, une femme mue par la vengeance. Au mois d’octobre, elle a été mise à pied après qu’un site d’information a publié une capture d’écran d’un Tweet qu’elle avait  » liké « , tournant en dérision la décision d’accorder aux Saoudiennes le droit de conduire. L’artisan de sa disgrâce est un journaliste nommé lui aussi… Ziad Itani. Qui, de la major ou de son complice Ghabash, s’est pris les pieds dans cette homonymie ? On ne le sait pas. La -méprise est en tout cas totale : le 23  novembre, à la sortie d’une représentation, le malheureux comédien est arrêté par la Sécurité de l’Etat, dans les mains de laquelle un dossier a atterri, attestant de contacts Internet entre lui et une mystérieuse Israélienne.

Jeté dans une cellule obscure, rudoyé par une armoire à glace qui le menace de –  » démonter – sa – fille devant – lui – s’ – il – n’avoue pas « , Ziad Itani fait ce qu’il sait faire : il -improvise, joue la comédie, développe une fable à partir des quelques éléments dont disposent ses -interrogateurs sur une supposée complice. Objectif : gagner du temps. C’est ainsi, pour -aller en quelque sorte dans leur sens, qu’il -invente le personnage de la vénéneuse Colette Vianvi, les virements bancaires et les galipettes sur Internet. Et c’est ce scénario rocambolesque que le général Saliba, pressé de faire briller son service, livre sans ciller à la presse.

Lorsque les enquêteurs comprennent, trois jours plus tard, que l’artiste s’est moqué d’eux, la farce vire au tragique. Ziad Itani est passé à tabac par ses geôliers, qui persistent à prendre au sérieux le dossier bidon qu’on leur a transmis. La famille du comédien et les quelques personnes qui ont découvert le pot aux roses désespèrent d’être entendues par les autorités. Le déblocage intervient fin -février lorsque, après un long bras de fer -entre services, le juge d’instruction dessaisit la Sécurité de l’Etat du cas Itani et le confie à la branche des renseignements des FSI, à -l’expertise beaucoup plus pointue. Le fait qu’Achraf Rifi, rival sunnite de Saad Hariri, se soit mis à crier à l’erreur judiciaire, à quelques mois des législatives du mois de mai, n’est peut-être pas étranger à cette décision. En quelques jours, la machination est éventée. Ce qui a débuté comme un mauvais film égyptien tourne alors au scandale d’Etat…

Le 3  mars, la major Al-Hajj est arrêtée et, dix jours plus tard, Ziad Itani est libéré. Il est -conduit illico au bureau de Saad Hariri, qui l’embrasse devant les caméras et se félicite un peu vite que l’Etat ait » corrigé par lui-même l’erreur commise « . Dans la foulée, -Nohad Al-Machnouk visite le héros du -moment à son domicile de Tariq Al-Jdeïdé, un quartier sunnite de Beyrouth, fief du puissant clan des Itani, où, drôle de coïncidence, il se présente au scrutin de mai.

 » C’est un cirque, grimace Hossam Itani, journaliste au quotidien Al-Hayat. Ceux qui ont enterré Ziad en novembre l’applaudissent aujourd’hui. Mais il est évident que le gouvernement va tout faire pour étouffer ce scandale. Dans un autre pays, le général Saliba aurait déjà démissionné. «  » Le premier ministre veut préserver l’intégrité de l’Etat, se justifie une source gouvernementale, tout en -assurant que,si la torture est prouvée, des -mesures seront prises. La justice a fait dans cette -affaire la preuve de son honnêteté. « 

 » Un système à la dérive « 

 

Les bons connaisseurs de l’appareil d’Etat -libanais sont moins optimistes. Les déboires de Ziad Itani confirment une rumeur insistante, à savoir qu’au lieu de protéger les -citoyens des hackeurs, les bureaux de lutte contre la cybercriminalité en nourrissent en leur sein, à des fins de règlement de comptes personnels ou politiques. Des noms de Libanais, possiblement piégés comme Ziad, commencent à circuler.  » Cette histoire abracadabrante est un révélateur de la décrépitude de nos institutions, s’indigne Nadim Houry, de l’ONG -Human Rights Watch. Elle met en -lumière l’incompétence des services de sécurité, le manque de garde-fous et l’ineptie de la classe politique. Le Liban n’est pas une dictature, mais un système à la dérive qui happe des gens. Combien d’autres Ziad dorment en prison ? « 

Pour Nizar Saghieh, le directeur de l’ONG Legal Agenda, ce dernier a été  » livré en -pâture à l’opinion publique par des policiers en quête de publicité, des médias avides de scoops et des politiciens flattés de se retrouver dans le collimateur d’Israël « . Le journalisteRadwan Mortada, qui a couvert ce dossier pour Al-Akhbar, se défend :  » Quand vous -regardez le profil des Libanais recrutés par le Mossad, vous découvrez qu’il y a de tout, des concierges, des chauffeurs de taxi, etc. Ce n’était donc pas absurde qu’il s’intéresse à Ziad. Les plus hautes autorités avaient félicité la Sécurité de l’Etat. N’importe quel journaliste aurait publié ces informations. « 

L’inquiétude des observateurs est d’autant plus grande que la conférence de Rome, -mi-mars, au cours de laquelle la communauté internationale a promis des centaines de millions de dollars d’aide à l’armée et aux FSI, a remis au goût du jour la sacro-sainte -antienne de la » stabilité du Liban « . » Pour nos hommes politiques, cette idée signifie qu’aussi longtemps qu’ils ne se battent pas, la corruption et les violations des droits de l’homme peuvent continuer « ,déplore Ayman Mhanna, directeur de SKeyes, un centre de défense de la liberté d’expression.

Des zones d’ombre persistent dans cette histoire, à la fois grotesque et kafkaïenne, et un ultime rebondissement n’est pas impossible. Dans l’attente de sa relaxe officielle, Ziad Itani se fait discret. Avant de fermer son portable, il a livré au journal Al-Akhbar un détail cocasse : c’est dans un documentaire télévisé, visionné quelques jours avant son arrestation, qu’il a pioché l’idée de  » Colette « , l’éphémère vamp aux yeux verts.

Benjamin Barthe

 

Source : Le Monde

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