Quelque 200 VIP accusés de corruption et détenus dans un palace ont été libérés par le pouvoir saoudien.
Le Ritz-Carlton de Riyad s’apprête à rouvrir ses portes. Le palace saoudien aux cinq cents chambres et 20 hectares de jardins, transformé en prison dorée depuis trois mois, devrait accueillir de nouveau des clients d’ici une dizaine de jours. C’est le signe que la purge, entamée début novembre 2017 par le roi Salman et son fils, l’impétueux prince héritier Mohammed Ben Salman, surnommé » MBS « , touche à sa fin.
La plupart des deux cents et quelques VIP confinés de force dans les suites de l’hôtel, dans le cadre de ce que le pouvoir présente comme une opération anticorruption, ont été relâchés. Soit après avoir plaidé coupable et accepté un arrangement financier impliquant la restitution de sommes ou de biens supposément mal acquis, soit après avoir été blanchis de toute malversation.
Le plus célèbre de ces prisonniers de luxe, le prince Walid Ben Talal, première fortune du monde arabe (18 milliards de dollars, soit plus de 14 milliards d’euros), a réintégré ses pénates samedi 27 janvier. Dans une interview filmée la veille, dans sa chambre du Ritz-Carlton, l’homme était apparu amaigri et émacié, tout en insistant, une canette de soda à la main, se sentir » comme à la maison « . L’actionnaire de Twitter et propriétaire du George V, un palace parisien, avait aussi assuré que son arrestation était un simple » malentendu « et avait démenti avoir payé pour regagner sa liberté. Sans réellement convaincre.
Selon le magazine Forbes, Walid Ben Talal aurait abandonné une grosse partie de ses actifs, même s’il reste nominalement propriétaire de Kingdom Holding, sa société d’investissement. Au total, selon le procureur général d’Arabie saoudite, cette procédure inédite dans les annales du royaume aurait rapporté 106 milliards de dollars.
Opération de choc
Mais qui a été jugé coupable et de quoi ? Qui a payé, combien et comment ? Et de quelle liberté de mouvement disposent désormais les ex-pensionnaires du Ritz-Carlton ? A toutes ces questions, les autorités saoudiennes ne fournissent que des réponses lénifiantes, entretenant l’incertitude sur la nature exacte de cet épisode rocambolesque, qui a toutes les apparences d’un coup de force politique.
Le 4 novembre 2017, les réseaux sociaux saoudiens se mettent à bruisser d’une vague d’arrestations au plus haut niveau. Des dizaines de dignitaires, convoqués à Riyad pour ce qu’ils pensaient être une entrevue avec le roi, sont expédiés derrière les hauts murs du Ritz-Carlton, vidé au préalable de sa clientèle. A côté de Walid Ben Talal, on trouve Miteb Ben Abdallah, ministre de la garde nationale, une armée bis de 80 000 hommes, fils du défunt roi Abdallah ; les frères Ben Laden, propriétaires du géant du BTP du même nom ; et des dizaines d’autres membres du gotha saoudien, parfois empêchés de fuir par les autorités qui ont cloué au sol leur jet privé.
Cette opération de choc est immédiatement attribuée au prince héritier, » MBS « , amateur d’initiatives fracassantes, comme le blocus du Qatar et la démission forcée du premier ministre libanais, Saad Hariri. La disgrâce de Miteb Ben Abdallah, remplacé à la tête de la garde nationale par un prince de seconde zone, sert les intérêts du prince héritier trentenaire, déjà vice-premier ministre et ministre de la défense.
C’est la poursuite de la ma-nœuvre entamée en juin, lorsque son oncle, le puissant prince Mohammed Ben Nayef, s’était vu retirer le titre de dauphin, mais aussi la direction du ministère de l’intérieur, confié à l’un de ses neveux. Dans la foulée, cette institution avait perdu le contrôle des services de sécurité, confié à un nouvel organe, la présidence de la sécurité, rattachée au palais royal. » Plus aucune force armée n’échappe au duo Salman-Mohammed, fait remarquer un entrepreneur étranger installé à Riyad. Tout putsch est devenu impossible. «
A côté de cette dimension politique, visant à consolider le pouvoir de » MBS « , la rafle du 4 novembre a aussi un aspect opération » mains propres « . La vénalité de l’élite saoudienne grève de longue date les finances du royaume, déjà creusées par la baisse du prix du pétrole. En 2016, » MBS » avait promis que les corrompus n’échapperaient désormais plus à la justice, » même s’ils sont prince ou ministre « . Ce discours aux accents populistes lui offre le soutien de la classe moyenne et l’aide à faire passer les mesures d’austérité prévues dans Vision 2030, son plan de refonte économique et social.
» Téléphones confisqués «
Le roi Salman est aussi à la manœuvre. Très puissant dans les années 1980, du temps du roi Fahd, dont il était le frère préféré, il n’a pas oublié les humiliations infligées sous Abdallah, le souverain suivant. » Cette histoire de chasse à la corruption a aussi été une façon pour Salman, qui a avalé beaucoup de couleuvres, de prendre sa revanche « , confie un Occidental familier des jeux de pouvoir saoudiens.
La vie à l’intérieur du pénitencier 5 étoiles fait l’objet d’un black-out total. On parle de mauvais traitements, de pressions psychologiques, de princes transférés à l’hôpital, d’une escouade de mercenaires américains qui garderaient les abords du palace. Certaines de ces allégations émanent de médias favorables au Qatar, la bête noire du royaume saoudien, enclins à dramatiser la situation. Aucune n’est vérifiable.
L’unique reportage tourné à l’intérieur de l’hôtel, une vidéo de 3 minutes de la BBC, montre le hall dallé de marbre, la salle de bowling, la piscine déserte et quelques silhouettes en plein conciliabule dans un café. » Leurs téléphones ont été confisqués, mais les prisonniers ont accès à une hotline pour s’entretenir avec leurs familles, leurs avocats et leurs associés « , assure la journaliste.
Le premier à sortir est Miteb Ben Abdallah. Le prince est relâché fin novembre 2017 contre une enveloppe d’un milliard de dollars, confie une source gouvernementale. Il est filmé quelques semaines plus tard en train de saluer » MBS « , en marge d’une course de chevaux. La maison des Saoud entretient une apparence d’unité dans ces circonstances propres à générer de la discorde.
D’autres libérations suivent. Fin décembre, c’est le tour de Saoud Al-Daweesh, ex-PDG des télécoms saoudiens, et d’Ibrahim Al-Assaf, ministre d’Etat sans portefeuille, aux finances pendant vingt ans. Présenté comme innocent, il réapparaît quelques jours plus tard à un conseil des ministres, avant de s’envoler pour Davos, comme membre de la délégation saoudienne. Khaled Twaijri, l’ancien chambellan du roi Abdallah et le prince Turki Ben Nasser, ex-directeur de l’agence de météorologie du pays, sont aussi relâchés, sans que l’on ait connaissance de la contrepartie.
Dans le cas des frères Ben Laden, la transaction est mieux connue. Les entrepreneurs ont dû se résigner à une nationalisation partielle de leur compagnie. De même pour Walid Ibrahim, qui, selon le Financial Times, a cédé au gouvernement le contrôle de MBC, l’un des réseaux satellites les plus influents dans le monde arabe. Un atout de poids pour » MBS « , qui veut faire changer les mentalités à mesure qu’il bouleverse les vieux schémas économiques et sociaux.
Dans le cas de Walid Ben Talal, les autorités réclamaient 6 milliards de dollars, selon le Wall Street Journal. Une somme mirobolante, liée à l’envergure financière, mais aussi au pouvoir de nuisance politique du personnage, issu d’une lignée rebelle. Le bâtisseur de la Jeddah Tower, qui ambitionne d’être la tour la plus haute du monde, aurait voté contre la promotion de » MBS » en tant que prince héritier, lors de la consultation organisée en juin au sein du conseil d’allégeance, chargé d’organiser les affaires de succession.
» On ne connaît pas le montage, mais il est plus que probable que Walid Ben Talal ait payé, affirme Stéphane Lacroix, professeur à Sciences Po Paris. Les autorités lui ont ménagé une sortie honorable parce que, compte tenu de sa notoriété à l’étranger, il aurait été catastrophique de renvoyer l’image d’un homme brisé. « Dans les prochaines semaines, Mohammed Ben Salman doit en effet se rendre aux Etats-Unis, puis en France. Deux voyages où il aura à cœur de » vendre » aux investisseurs la nouvelle Arabie saoudite qu’il prétend bâtir.
Un pays moins corrompu ? Peut-être. Mais un pays aussi plus centralisé, avec une famille royale définitivement mise sous tutelle. » La vraie question, c’est la personnalité du prince héritier, qui ne cesse d’envoyer des signaux contradictoires, à la fois chien fou qui règle ses comptes et réformateur qui empoigne les problèmes à bras-le-corps « , souligne Stéphane Lacroix. Les mystères du Ritz-Carlton renvoient in fine au mystère » MBS « .
Benjamin Barthe
Source : Le Monde
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