De 1976 à 2010, N’diaye Kane a régenté le Keur Samba, haut lieu de la nuit parisienne où se retrouvaient des politiques français et africains et des stars du monde entier.
Des sourires, une longue poignée de main, quelques nouvelles échangées… La scène se reproduit chaque fois que N’diaye Kane fait quelques pas sur les Champs-Elysées, en sortant du Fouquet’s ou du George V, ses deux adresses parisiennes de rendez-vous favorites. Il est interpellé par de vieilles connaissances, souvent des princes originaires du golfe Persique et leur entourage. Le temps de la rencontre, les interlocuteurs de « Monsieur Kane » ou « Kane », comme tout le monde l’appelle, font un saut dans le passé.
De 1976 à 2010, ce Franco-Mauritanien, aujourd’hui octogénaire, a dirigé le Keur Samba, une boîte de nuit située rue La Boétie, dans le 8e arrondissement de Paris, tout près des Champs-Elysées. Comme Castel, Chez Régine, le Palace ou les Bains Douches, « le Keur » accueille alors toutes les célébrités de la planète, la plupart logées au George V et au Plaza Athénée. On y croise souvent Johnny Hallyday et son garde du corps, Alan Coriolan. Le chanteur aligne les cigarettes et les verres, s’amuse avec ses amis. Mais il ne danse pas.
Autre client régulier, Serge Gainsbourg, toujours de bonne humeur, arrive un jour au Keur dans un camion de police. Un matin, avant de quitter la boîte, « Gainsbarre » prend une table et une chaise, les pose dans la rue et commence à discuter avec les passants, incrédules. « Johnny Hallyday et Serge Gainsbourg étaient des personnes simples, ils aimaient les gens », se souvient N’diaye Kane.
Dès minuit et jusqu’à 5 ou 6 heures du matin, l’élégant et longiligne patron du Keur, costume sombre et cravate, se poste juste à droite de l’entrée, les mains dans le dos. Toujours debout, droit comme un i du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Monsieur Kane filtre les entrées et accueille les clients. Un regard et un petit signe de la tête lui suffisent pour autoriser ou refuser l’accès à ce temple de la nuit, après une première sélection opérée par les physionomistes.
Depuis cet endroit stratégique, près du bar et en face du vestiaire, Monsieur Kane peut en même temps surveiller une partie de l’intérieur, où, aux côtés d’une clientèle d’habitués fortunés, célèbres ou anonymes, se mêlent stars de passage et hommes d’État. « Kane contrôlait tout avec une main de fer et ses yeux laser », se souvient Hubert Boukobza, l’ancien patron des Bains Douches entre 1984 et 2007.
Roger Moore, Mike Tyson, Prince…
Dès sa création, le 1er juillet 1976, le Keur Samba attire du monde. Grâce à la canicule, estime aujourd’hui Monsieur Kane. « Il faisait très chaud cet été-là. Les gens allaient au Keur puis ils y restaient jusqu’à entamer leur journée de travail car il y avait la climatisation. » Très vite, le Keur devient l’endroit où il faut être vu. On y croise Roger Moore, qui vient seul en début de soirée, prend un verre puis repart. Mike Tyson s’attarde plus longtemps, ravi de voir les noctambules l’entourer sur la piste.
L’acteur américain Denzel Washington est aussi de la fête. L’histoire ne dit pas s’ils ont croisé Prince. Après ses concerts parisiens, le chanteur fait une virée aux Bains puis au Keur Samba. Le « Kid de Minneapolis » n’aime pas se mélanger : entouré de ses gardes du corps, il sort rapidement d’une voiture aux vitres teintées et refuse les autographes et les photos. Kane a aussi ouvert la porte (entre autres) à Iman Bowie, Sylvester Stallone, Muhammad Ali, Miriam Makeba, Nina Simone et aux membres du groupe Kool and the Gang, dont était proche Léo, l’emblématique DJ du Keur qui a mixé de 1976 à 2004.
Originaire de Guinée, Léo diffuse chaque soir une playlist variée pour sa clientèle éclectique. Du rock, du disco bien sûr, mais aussi des choses que l’on n’entend pas dans les autres nightclubs branchés de la nuit parisienne : de la musique africaine, rumba congolaise, n’dombolo, makossa et plus récemment coupé-décalé, de la musique antillaise et de la musique latine, cha-cha-cha et autres salsa. Pour faire plaisir à ses riches clients du Moyen-Orient, Monsieur Kane demande parfois de la musique orientale.
« Les plus belles filles noires de Paris », selon Esther Kamatari, dansent sans être embêtées sur la piste. L’ex-mannequin, qui adore danser, vient souvent avec une top-modèle star de l’époque, Katoucha Niane. Le Keur Samba est la boîte parisienne qui ferme le plus tard, parfois à 9 ou 10 heures du matin, et c’est l’une des principales raisons de son succès. On y arrive à partir de 2 ou 3 heures du matin, parfois à 5 ou 6 heures, souvent après avoir commencé la soirée Chez Régine, Castel ou aux Bains Douches.
Immense fêtard, Claude Brasseur vient y prolonger la nuit. Tout comme Barbara, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Manu Dibango, Françoise Sagan ou les journalistes Yves Mourousi et Pierre Bénichou. C’est au Keur que Yannick Noah célèbre sa victoire à Roland-Garros en juin 1983.
Le lieu attire aussi les hommes politiques comme l’ancien ministre de l’éducation nationale (1974-1978) René Haby, père du collège unique, l’ancien ministre radical de gauche Jean-Michel Baylet ou l’ancien secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports (1988-1991) Roger Bambuck, seul athlète français détenteur du record du monde du 100 mètres.
Un soir, Marine Le Pen viendra même danser jusqu’au petit matin avec Hubert Boukobza. « Kane était très attentif à la composition de son club, comme un cuisinier qui mélange savamment ses ingrédients », explique un connaisseur de l’endroit. Monsieur Kane se défend d’avoir voulu ouvrir une boîte de nuit africaine et insiste sur le brassage des cultures qui faisait la singularité du Keur. Tout le monde « se croisait sans problème, sans préjugé et sans racisme », dit-il, même si les habitués avaient leurs tables attitrées.
Ali Bongo, Alassane Ouattara, Houphouët-Boigny…
A cette époque où la « Françafrique » est à son apogée, le Keur Samba est le repaire des hommes d’Etat, des ministres, des conseillers, et des présidents en devenir. On y aperçoit Ali Bongo ou Alassane Ouattara bien avant leur accession au pouvoir au Gabon et en Côte d’Ivoire. Avant d’être condamné dans l’affaire des biens mal acquis, Teodorin Obiang, flambeur invétéré et fils aîné du président de la Guinée équatoriale, arrive devant la boîte en Ferrari ou en Lamborghini.
Côté sénégalais, Karim Wade, fils d’Abdoulaye Wade, et Fabienne Diouf, fille d’Abdou Diouf, comptent aussi parmi les habitués. Le leader de la communauté druze libanaise Walid Joumblatt y viendra avant son départ pour le Liban après l’assassinat de son père, Kamal Joumblatt, en mars 1977. Rafic Hariri, l’ancien premier ministre assassiné en 2005, compta aussi parmi les clients.
« C’était l’annexe des Nations unies, tous les pays se rencontraient. Et de nombreuses affaires ont été négociées ici », concède Monsieur Kane. L’ambiance chic et décontractée favorise les rapprochements propices autant à la signature de contrats qu’au règlement de certains problèmes administratifs, comme l’obtention de permis de séjour et de papiers pour des amis.
C’est au Keur qu’Alexandre Djouhri commence son ascension vers les sommets du pouvoir, en rencontrant des politiques africains et français. Depuis, cet intermédiaire proche de Dominique de Villepin et de Nicolas Sarkozy n’a cessé de se retrouver à la confluence de réseaux d’affaires, de hauts fonctionnaires et de politiques.
« C’était l’un des lieux de la “Françafrique”. Il y avait ici un dialogue Nord-Sud. Kane a créé pendant presque quarante ans un centre d’échanges », confiait Jean-François Probst en 2013. L’ancien conseiller de Jacques Chirac, très proche de N’diaye Kane, a été l’un des politiques français les plus assidus du Keur. Ce grand fêtard, décédé en juin 2014, a notamment emmené le sénateur Les Républicains de Paris Pierre Charon. On pouvait régulièrement voir l’ancien maire RPR de Bois-Colombes discuter et rigoler avec Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président. Surnommé « Papamadit », cet autre représentant de la « Françafrique » venait parfois au Keur dans les années 1980 avec l’ancien sénateur PS Jeanny Lorgeoux, longtemps proche de François Mitterrand. Le maire LR de Levallois-Perret Patrick Balkany, l’un des représentants officieux de Nicolas Sarkozy en Afrique, fréquente également la boîte à la même époque.
L’ascension d’un fils d’agriculteur peul
Si la « Françafrique » avait jeté son dévolu sur le Keur Samba, ce n’est pas tout à fait par hasard. N’diaye Kane lui-même est un enfant de cette relation très spéciale entre la France et le continent noir. Autodidacte, ce fils d’agriculteurs et d’éleveurs peuls, musulman pratiquant, est né en 1935 à Tekane, un village de Mauritanie à la frontière avec le Sénégal. Adolescent, Kane, qui n’est jamais allé à l’école, quitte sa terre natale direction Dakar, au Sénégal.
L’aîné d’une fratrie de six enfants devient l’homme à tout faire de Gaston-Patrick Heurley, directeur général des finances au Gouvernement général de l’Afrique occidentale française (AOF), puis membre du cabinet du gouverneur général de l’AOF, entre 1950 et 1955. C’est à cette époque que N’diaye Kane apprend le français. Il travaille ensuite dans des hôtels de Dakar avant de rejoindre la France, le 25 octobre 1957. « Je suis venu en France par curiosité. J’avais besoin de voir s’il y avait des opportunités pour le travail », témoigne-t-il.
A Paris, Kane fait d’abord la plonge dans une cantine puis met le cap à La Plantation, où il reste douze ans. Chaque soir, vêtu de son gilet rouge, il officie comme barman dans cette boîte de nuit de la rue de Montpensier où l’on peut voir danser l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et l’homme politique gabonais Jean Ping. A la même période, N’diaye Kane épouse en premières noces une ancienne secrétaire de Jacques Foccart rencontrée en dansant. « Monsieur Afrique » du général de Gaulle, Foccart assiste au mariage de Kane, qui se dit politiquement chiraquien et gaulliste.
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Kane devient ensuite réceptionniste au Black and White, une boîte de nuit africaine de la rue des Lombards, cogérée avec un associé. Lorsque Uzam, un Français originaire de Tunisie, lui propose de diriger seul une boîte, Kane n’hésite pas une seule seconde. Et fait du Keur un rendez-vous incontournable de la nuit parisienne.
Un dress code très sévère
« Kane n’était impressionné par rien ni personne », se souvient Alain Moulen, responsable événementiel et client régulier. Etre connu ne suffisait pas. « Il fallait montrer patte blanche pour rentrer », confirme Marius Trésor, ravi de danser sur la musique antillaise et africaine après chaque match remporté avec l’équipe de France de foot, au Parc des Princes. Le Keur Samba a un dress code : costume-cravate pour les hommes, robe de soirée et escarpins pour les femmes. Et les célébrités n’échappent pas à la règle.
Un soir, Johnny Hallyday, fatigué et en jean, est prié de revenir vêtu plus convenablement. En jean et baskets, l’acteur américain Mickey Rourke n’est pas non plus le bienvenu, comme Jean-Christophe Mitterrand. Plus tard, le footballeur sénégalais El-Hadji Diouf, en tee-shirt, subit la même déconvenue. Les refus entraînent très rarement des bagarres et aucun incident diplomatique. « Kane a du flair. Il sait comment dire non sans blesser ou humilier », précise le Franco-Béninois Edgard Kpatindé, dirigeant d’un cabinet d’intelligence économique et stratégique.
Les enfants ou petits-enfants des chefs d’Etat africains n’ont pas davantage de passe-droits. Quand certains boivent un peu trop et dérapent, ils sont privés de Keur Samba pendant plusieurs mois. « Kane mettait dehors à la moindre incartade. On était mis à pied comme au collège ou au lycée. Après, il fallait négocier pour que la peine soit réduite », témoigne Brigitte Perry. Cette habituée a vu Monsieur Kane pointer du doigt les fauteurs de troubles, puis traverser la boîte pour les enguirlander.
Dans les nuits endiablées du Keur Samba, où l’alcool (et l’argent) coulent à flots, Kane, qui n’a jamais bu une seule goutte d’alcool mais fume beaucoup voit les forces et les faiblesses de chacun. Mais il reste muet comme une carpe. L’homme est réputé pour son calme, son sang-froid et sa discrétion. « Je veillais à ce que les célébrités ne soient pas embêtées », raconte-t-il aujourd’hui. « Les stars étaient contentes qu’on leur fiche la paix, elles passaient des soirées comme des anonymes », observe Alain Moulen. Pas de paparazzi à la sortie ni de fuite dans la presse. Le patron de la boîte s’assure que la présence de drogues et de prostituées, évoquées par plusieurs sources, soit discrète.
Peu bavard, c’est à peine si Kane évoque les princes du Golfe de passage. Entourés par de nombreux gardes du corps, ils dépensent sans compter en champagne et donnent de très généreux pourboires au DJ et au personnel de la boîte. Il faut insister pour que Monsieur Kane glisse quelques mots sur son impressionnant carnet d’adresses. Il échange parfois avec l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, comme il y a quatre ou cinq ans, lorsque l’ancien secrétaire général de la Francophonie l’avait reçu pendant une heure à Paris. Il est proche de plusieurs membres de l’entourage du prince saoudien Al-Walid ben Talal, propriétaire du George V, l’une des plus grandes fortunes mondiales. Kane a aussi été invité dans de nombreuses ambassades et par plusieurs ministres gaullistes.
Gestion un brin hasardeuse
Après trente-quatre années à la tête du Keur Samba, Monsieur Kane arrête en 2010. La mort dans l’âme. « C’était une blessure profonde car c’était son bébé », confie Brigitte Perry. La faute, selon l’intéressé, aux nombreux contrôles fiscaux dont il se dit victime. « Ma boîte était la plus contrôlée. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai eu de nombreuses amendes », affirme l’ancien patron du Keur.
D’autres mettent en avant une gestion hasardeuse. « Il gérait sa boîte comme une petite boutique. Il n’avait même pas déposé le nom à l’Institut national de la propriété intellectuelle », témoigne un proche. Il ajoute : « Les déclarations administratives n’étaient pas forcément faites comme elles auraient dû l’être. A la fin, Kane était un peu dépassé et peut-être pas assez bien entouré. » Ismaël Traoré, le nouveau gérant, confirme les soucis : « Ça n’allait pas fort à tous les niveaux. Au bout de trente-quatre ans, c’était devenu un peu la routine. »
Une soirée de gala a eu lieu le 1er décembre 2016 au Keur Samba pour fêter les 40 ans de la boîte. Après avoir hésité à venir, Kane s’y est finalement rendu sur les conseils de son grand ami Omar Diawara, l’un de ses anciens physionomistes. Devant quelques personnalités comme Harry Roselmack et Vincent Cassel, la nouvelle direction lui rend un hommage appuyé. Ce soir-là, l’impassible Monsieur Kane n’est pas loin d’essuyer quelques larmes.
« Il a marqué le Keur Samba, il a marqué la vie nocturne à Paris, il a marqué l’Afrique et au-delà. C’est presque une légende », estime Ismaël Traoré. Il a fait du Keur « la référence de l’excellence », affirme Edgard Kpatindé, surpris à l’époque par la présence de la Rolls-Royce blanche de l’ancien gérant qui reste garée tous les soirs devant la boîte.
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, quand il rentrait chez lui le matin à Neuilly-sur-Seine, N’diaye Kane se faisait régulièrement contrôler par la police au volant de sa luxueuse voiture. « Il finissait par connaître tous les flics. C’était inimaginable à l’époque qu’un Noir puisse aller en Rolls à Neuilly », se remémore la princesse du Burundi Esther Kamatari. Moins inimaginable que le parcours de ce fils d’éleveurs peuls devenu le prince des nuits parisiennes.
Julien Chabrout