Les intellectuels afro-américains en pleine bataille d’idées

Auteur charismatique jusque-là incontesté, Ta-Nehisi Coates voit sa conception de la condition noire remise en cause par d’autres penseurs afro-américains, qui la considèrent trop politiquement correcte.

Le coup a été porté entre la dinde et la bûche, le 17 décembre. La presse internationale était affairée à établir ses listes de best of, quand un article paru dans The Guardian a mis le feu aux poudres du côté des intellectuels noirs américains. Dans une tribune intitulée « Ta-Nehisi Coates est le visage néolibéral de la lutte pour les droits des Noirs », le très respecté Cornel West, 64 ans, professeur à Harvard rendu célèbre dans les années 1990 par son essai Race Matters, et devenu une figure de la pop culture (il a collaboré avec Prince, joué son propre rôle dans Matrix…), s’en prenait à Ta-Nehisi Coates, 42 ans. Il y qualifiait sa pensée d’« étroite » et de « dangereusement trompeuse », car refusant de voir le système capitaliste comme l’un des éléments clés de l’oppression des minorités.

Proclamé porte-parole de sa communauté

 

En 2015, avec le succès de son livre Between the World and Me (paru en français sous le titre Une colère noire en 2016, récompensé par le National Book Award, traduit en vingt langues et vendu à 1,5 million d’exemplaires), Ta-Nehisi Coates s’était imposé comme le penseur africain-américain le plus important de sa génération. Jusque-là, le journaliste, né à Baltimore en 1975, affûtait son discours dans les colonnes de The Atlantic, dressant un constat désespéré et sans concession de la condition des Noirs, ancrée dans l’ADN de son pays et construite sur l’oppression systématique. Après la parution de son livre, Coates et son fatalisme deviennent les représentants officiels d’une communauté tout entière, sans personne pour venir gâcher ce concert de louanges.

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« Cela fait longtemps que ça couve dans le cercle des universitaires noirs, mais Cornel West est le premier de cette envergure à l’attaquer », constate Thomas Chatterton Williams, écrivain et journaliste, qui lui-même a été l’un des premiers intellectuels noirs américains à émettre des réserves, dans la London Review of Books, en 2015. Cornel West l’a cependant fait dans une publication anglaise, les grands journaux américains étant tellement acquis à la pensée de Coates qu’il serait devenu difficile d’y publier un papier hostile.

 

« Pour Coates, la suprématie blanche serait comme le temps qu’il fait : on n’y peut rien. Du coup, c’est facile, on peut le lire et continuer sa vie bourgeoise sans rien changer »
L’écrivain Thomas Chatterton Williams

Comment expliquer une telle unanimité ? Pour Melvin Rogers, professeur à l’université Brown, « l’omniprésence de Coates découle de trois choses : d’abord, le fonctionnement de l’imaginaire blanc aux Etats-Unis n’autorise l’émergence que d’un grand leader noir à la fois. Deuxièmement, sa pensée satisfait un désir d’autoflagellation chez les libéraux : l’idée d’une suprématie blanche indéboulonnable les libère paradoxalement de leurs responsabilités. Enfin, pour la “black tweetosphère”, il a été très valorisant de voir apparaître une critique sociale de haut niveau qui parle de la réalité de la douleur noire. »

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Thomas Chatterton Williams renchérit : « Pour Coates, la suprématie blanche serait comme le temps qu’il fait : on n’y peut rien. Du coup, c’est facile, on peut le lire et continuer sa vie bourgeoise sans rien changer. [James] Baldwin, lui, nous demandait de repenser notre manière de vivre ! » Comme beaucoup, Melvin Rogers reproche à la théorie de Coates de fermer la voie à l’activisme : « Si “quelle politique peut en découler ?” est la question qu’appelle n’importe quelle critique sociale, alors Coates non seulement n’a pas de réponse, mais surtout affirme qu’il n’en existe pas. Il pourrait se limiter au diagnostic, et nous laisser la responsabilité de trouver une solution, mais il nous en empêche en affirmant que la suprématie blanche est par nature incontournable. »

L’écrasante éloquence de Coates

Depuis la parution du livre, la frustration a eu le temps de croître chez les intellectuels de tous bords : les Noirs qui s’en prennent à Coates sont souvent accusés de jalousie face à sa notoriété. Les Blancs, eux, n’osent émettre de réserve de peur de se faire renvoyer à leur statut de suprémacistes en puissance. Pour Glenn Loury, lui aussi professeur à Brown, mais tenant d’une théorie plus conservatrice, « critiquer Coates, ce serait se tenir contre les idéaux que son travail personnifie, se trouver du mauvais côté de l’Histoire, comme si cela impliquait qu’on refusait de dénoncer la suprématie blanche, ou que l’on supportait le statu quo ». « Les Américains ont envie d’une explication réconfortante pour comprendre qu’un demi-siècle après le mouvement pour les droits civiques, nous ayons encore tous ces problèmes, poursuit-il. Et Coates est arrivé, avec cette éloquence, ce talent, et le soutien de Toni Morrison, qui l’a intronisé “le nouveau James Baldwin”… Mais il est sorti de l’université sans diplôme ; il n’a pas la formation intellectuelle pour un commentaire social de haut niveau. »

Si beaucoup s’accordent à dire que l’argument de Cornel West (le traiter de « néolibéral ») est poussif, un nombre grandissant de penseurs se réjouit qu’il devienne possible de critiquer Coates.

Cornel West, 64 ans, est professeur à Harvard. Dans un article paru dans le quotidien britannique « The Guardian » le 17 décembre,  il a critiqué la pensée « néolibérale » de Ta-Nehisi Coates.

 

Le principal intéressé, lui, ne semble pas de cet avis : le 19 décembre après avoir ferraillé avec West sur Twitter, l’écrivain a soudainement fermé son compte, plongeant ses 1,25 million d’abonnés dans la désolation. Une réaction « hystérique et mélodramatique », selon Thomas Chatterton Williams : « Il est le penseur noir le plus connu et reconnu de sa génération et il ne peut pas gérer la controverse ! » Cerise sur le gâteau, Richard Spencer, égérie de l’Alt Right (contraction en anglais de « droite alternative ») et l’un des organisateurs de la marche néonazie de Charlottesville, venait de relayer l’article de Cornel West, avec pour commentaire « Il n’a pas tort ». L’extrême droite a malheureusement appris à tirer parti des dissensions du camp progressiste.

En octobre dernier déjà, Richard Spencer avait retweeté la critique faite par Thomas Chatterton Williams du dernier recueil d’essai de Coates, parue dans le New York Times. « Beaucoup d’intellectuels noirs m’ont aussitôt écrit : “Tu devrais avoir honte” !, se rappelle Williams. Mais Spencer fait cela dans le but précis de diviser les libéraux. » Glenn Loury, lui, semble presque découragé par la place qu’occupe cette querelle de chapelles : « Les réseaux sociaux nous détournent des vrais problèmes, s’agace-t-il. Coates supprime son compte Twitter et la nouvelle fait la “une” du New York Times ! Avec tout ce qui se passe dans le monde ! » Le débat, en tout cas, est désormais ouvert.

 

Clémentine Goldszal

Source : M Le Magazine du Monde ( Le Monde)

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