Outre-Manche, où le droit à l’expression en matière religieuse fait l’objet d’une large tolérance, l’islamologue, qui enseigne à Oxford, jouit d’un statut très honorable.
Dix-huit jours se sont écoulés entre la première plainte pour viol visant Tariq Ramadan, le 20 octobre, et l’annonce par l’université d’Oxford de sa « mise en congé » en tant que professeur d’études islamiques contemporaines, le 7 novembre. Au même moment, le ministre de la défense britannique, Michael Fallon, était contraint de démissionner brutalement pour avoir posé la main sur le genou d’une journaliste.
D’un côté, déferlement polémique et « unes » de journaux incendiaires sur les hommes politiques égrillards ; de l’autre, silence sur les accusations de viol contre un islamologue. Le fossé entre ces réactions médiatiques en dit long sur la gêne qui saisit la société britannique dès que des musulmans sont mis en cause. Il avait fallu des années pour que soit révélé, en 2014, qu’un réseau de chauffeurs de taxi d’origine pakistanaise exploitait sexuellement des jeunes filles blanches à la dérive, à Rotherham (nord de l’Angleterre). Après le silence qui avait entouré ce trafic, un rapport avait mis en cause des élus locaux travaillistes, dépendants de l’électorat asiatique.
Statut très honorable
Au St Antony’s College d’Oxford, c’est une pétition d’étudiants révoltés par la poursuite des cours de M. Ramadan qui suscite une réunion d’information, le 31 octobre. « Il ne s’agit pas seulement de violence sexuelle, a déclaré à cette occasion Eugene Rogan, directeur du Centre sur le Moyen-Orient qui emploie l’islamologue depuis 2005. Pour d’autres étudiants, il s’agit simplement d’une autre façon pour les Européens de se liguer contre un éminent intellectuel musulman. »
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La protection dont jouit Tariq Ramadan renvoie au fait que le Qatar, pays qui dispose de puissants relais au Royaume-Uni, a financé la création de sa chaire d’études islamiques. Doha a investi 11 millions de livres (12,3 millions d’euros) dans le nouveau bâtiment du Centre sur le Moyen-Orient. Mais l’assourdissant silence qui a accueilli au Royaume-Uni la mise en cause du théologien s’explique plus largement par le statut très honorable dont il jouit outre-Manche. Après les attentats terroristes de 2005, le gouvernement travailliste de Tony Blair l’avait nommé conseiller sur la question du radicalisme religieux chez les jeunes musulmans. Bon anglophone, l’islamologue, habitué des plateaux de télévision, contribue au quotidien de centre-gauche The Guardian. Ce n’est pas un prédicateur pour jeunes de banlieue.
Large tolérance
Surtout, le Royaume-Uni, où des associations musulmanes gèrent certaines écoles publiques, ignore la laïcité et reconnaît les communautés, cela dans un quasi-consensus politique. Le port du foulard islamique, défendu par Tariq Ramadan, y est très répandu sans créer de forte polémique. Ni la gauche ni a fortiori l’Etat – la reine est gouverneure de l’Eglise anglicane – ne sont marqués, comme en France, par une histoire anticléricale. Le droit à l’expression en matière religieuse y fait l’objet d’une large tolérance.
Dans ce contexte, Tariq Ramadan a longtemps été intouchable : sa rhétorique impeccable et son statut d’universitaire théologien plaisent aux conservateurs ; son apparente ouverture d’esprit séduit le Labour, très sensible à la cause musulmane, surtout depuis qu’il est dirigé par Jeremy Corbyn. Prophète de la destruction de l’Occident par l’islam, le journaliste Douglas Murray est l’un des rares intellectuels à avoir commenté les plaintes contre Tariq Ramadan. Rappelant que l’islamologue nie les faits reprochés, il se demande s’il ne devrait pas s’estimer heureux d’être jugé en France : « S’il était jugé selon la charia, il pourrait s’en sortir, car la parole de ses accusatrices vaudrait la moitié de la sienne. Mais s’il est coupable, la justice française pourrait lui éviter d’être lapidé. »
Philippe Bernard
(Londres, correspondant)
Source : Le Monde
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