Des liaisons dangereuses

A peine le califat de l'organisation Etat islamique (EI) réduit à néant, les conflits, mis en sommeil – ou plutôt passés au second plan – le temps de l'apogée et de la chute du projet djihadiste, se réveillent au Proche-Orient.

La revendication nationale des Kurdes d'Irak d'abord, qui a été rapidement anéantie, en attendant qu'on connaisse le sort réservé à leurs cousins de Syrie. Et, surtout, le conflit latent entre l'Arabie saoudite et l'Iran, les deux principales puissances régionales, qui a fini par incarner ce que l'on range communément sous l'appellation vague et trompeuse de " guerre entre les sunnites et les chiites ".

Ce feu-là vient de se rallumer, attisé par les Etats-Unis, dont le président, Donald Trump, a sonné la curée en " décertifiant ", mi-octobre, l'accord nucléaire conclu en juillet  2015 entre les grandes puissances (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine et Allemagne) et la République islamique d'Iran sur son programme nucléaire controversé.

L'Arabie saoudite vient subitement de faire monter la tension ambiante en contraignant (selon plusieurs récits non recoupés parus dans la presse) le premier ministre (sunnite) libanais, Saad -Hariri, àdémissionner et àdénoncer, dans un discours préparé qu'il a dû lire d'une voix blanche, les ingérences du Hezbollah (le grand parti-milice chiite libanais) et de son parrain iranien dans les affaires du pays du Cèdre. Le lendemain, un ministre saoudien déclarait que l'Arabie saoudite se considérait comme " en état de guerre " au Liban et attribuait directement à Téhéran le tir d'un missile intercepté au-dessus de Riyad, la capitale saoudienne, par les rebelles houthistes yéménites accusés d'être à la solde de l'Iran chiite.

Armes de destruction massive

Ce qui se dessine dans la recomposition actuelle du Proche-Orient est un axe inédit entre l'Arabie saoudite, Israël et les Etats-Unis, rassemblés par leur commune détestation du régime iranien et leur volonté de réduire son emprise sur la région. L'Iran, par alliés interposés, tire en effet les ficelles en  Syrie, au Liban, en Irak (un peu  moins) et au Yémen (encore moins). Sa quête permanente d'armes de destruction massive (le nucléaire, actuellement gelé, et le balistique, en plein développement) vise à lui assurer une supériorité stratégique – Téhéran parle plutôt de parité – qu'Israël et l'Arabie saoudite ne peuvent accepter.

Longtemps, Barack Obama a cherché à raisonner ses alliés saoudien et israélien, voire ignoré leurs inquiétudes. L'arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump et l'ascension éclair d'un jeune prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, ont tout bouleversé. Depuis janvier, Jared Kushner, le gendre du président américain, ne  cesse de faire la navette entre -Jérusalem et Riyad (ainsi qu'Abou Dhabi, capitale des Emirats arabes unis) sans que grand-chose ne fuite de ses tournées. Il travaille en fait à un vieux rêve israélien : rapprocher les Arabes – du moins les monarchies du Golfe – d'Israël.

Dans une région qui lui est hostile depuis sa naissance, en raison del'absence d'un Etat palestinien, Israël est obligé de trouver des alliés ou du moins des puissances " amicales ". Longtemps, ce furent l'Iran du chah et la Turquie kémaliste, alliés des Etats-Unis – et même pilier de l'OTAN pour ce qui est de la Turquie. Les Arabes, a fortiori les Palestiniens, étaient les grands perdants de cette entente tacite. La révolution islamique de 1979 en Iran a tout changé : l'Iran de l'ayatollah Khomeyni s'est autoproclamé champion de la cause palestinienne – sans demander leur avis aux Palestiniens, bien sûr – ou plutôt du " front du refus " à Israël.

Puis la Turquie est devenue hostile sous la houlette de l'islamiste Recep Tayyip Erdogan, les deux pays rompant même leurs relations diplomatiques de 2010 à 2016. Les relations ont été restaurées, pas la confiance. Il faut donc, pour Israël, trouver de nouveaux " amis ", l'Egypte et la Jordanie, qui ont signé des traités de paix, en restant au stade de la " paix froide " du fait de leurs opinions publiques très hostiles. En re-vanche, les puissances du Golfe se  sont lentement rapprochées -d'Israël, depuis la découverte, en  2002, de l'existence d'un programme nucléaire iranien avancé.

Ce mouvement tectonique, longtemps lent et souterrain, s'est accéléré avec l'arrivée au pouvoir dans le Golfe d'une nouvelle génération qui ne s'embarrasse pas des tabous de ses aînés. Mohammed Ben Salman, l'homme fort du royaume saoudien, et Mohammed Ben Zayed, celui des Emirats, ne s'encombrent pas de la " cause sacrée " palestinienne. C'est l'Iran qui les obsède, comme pour Israël, qui a bien compris que les Arabes étaient faciles à diviser – quand ils ne le font pas tout seuls comme dans l'actuelle crise du Qatar.

Il ne manque plus grand-chose pour que cette nouvelle entente s'affiche au grand jour.  L'alliance des Etats-Unis, d'Israël et du Golfe serait une combinaison sans précédent de puissance militaire et technologique, de capitaux financiers et de ressources énergétiques. En face, l'axe russo-irano-turc qui se dessine fait pâle figure : armées nombreuses mais technologies obsolètes, économies exsangues, intérêts stratégiques divergents. Mais cette comparaison vaut surtout sur le papier car, pour le moment, c'est bien cette coalition improbable – dans laquelle Ankara a un pied dedans et l'autre dehors – qui  contrôle le terrain et ne cesse d'avancer.

De fait, ce qui manque le plus à l'alliance Etats-Unis – Israël – Arabie saoudite en gestation, c'est un minimum de flair politique et d'intelligence par rapport aux situations de terrain. Ces trois pays se sont chacun lancés dans des conflits ingagnables ces dernières années : les Etats-Unis en Irak (en  2003), l'Arabie saoudite au Yémen (depuis 2015) et Israël au Liban (en  1982 et en  2006), puis dans la bande de Gaza (2008, 2012 et 2014). Lancer des guerres est facile, mais, passé les premières victoires, il faut savoir durer. Et c'est la principale qualité de l'Iran : savoir patienter et ne jamais dévier de son but.

 

Christophe Ayad

 

 

Source : Le Monde

 

 

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