« Barack Obama restera comme l’une des plus grandes figures de l’histoire américaine »

Dans une communauté afro-américaine dont les leaders ont souvent été assassinés, le parcours du président sortant en fait l’une des plus grandes figures de l’histoire noire et américaine, explique le professeur de sociologie Michael Eric Dyson.

Le soir de l’élection présidentielle de 2008, j’étais à Grant Park, à Chicago, avec 200 000 autres personnes, et j’ai regardé l’homme que j’avais connu dans une église de cette ville, l’homme pour qui j’avais fait campagne, monter sur scène.

Il allait devenir le premier président noir des Etats-Unis d’Amérique et j’exultais. L’écran géant montra un instant le visage du militant des droits civiques, le révérend Jesse L. Jackson, ses joues étaient baignées de larmes. Cette image représentait la profonde joie que ressentait l’Amérique noire face à l’élection de Barack Obama.

Pendant les deux mandats d’Obama, à chaque instant, l’Amérique noire a retenu son souffle

Mais son visage en pleurs évoquait aussi pour moi une autre perspective, des plus sombres, qui n’a cessé de menacer M. Obama depuis le moment où il a annoncé sa candidature à la Maison Blanche : il risquait d’être tué. Le révérend Jackson était présent lorsque Martin Luther King Jr. a connu une fin brutale sur un balcon de Memphis. Lorsque j’ai vu ses yeux embués de larmes, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser au pasteur King et à la peur que notre nouveau président élu soit assassiné.

Pendant les deux mandats d’Obama, à chaque instant, l’Amérique noire a retenu son souffle. Je me souviens qu’aux premiers temps de sa campagne, les Noirs que je rencontrais me disaient qu’ils ne pouvaient pas voter pour lui. Non seulement il n’était pas aussi connu, ni aimé, que son opposante Hillary Clinton, mais en plus on pourrait lui nuire s’il venait à s’approcher de la Maison Blanche. « Vous savez qu’il va se faire tuer ! »

La peur qu’un fanatique puisse mettre fin à la vie de cet homme extraordinaire n’était jamais très loin. A chaque fois qu’un intrus escaladait la barrière de la Maison Blanche, nous tressaillions. A chaque fois que la presse se faisait l’écho des blagues racistes faites à son encontre par certaines forces de police, l’inquiétude montait. Maintenant que sa présidence touche à sa fin, nous pouvons enfin pousser un soupir de soulagement de ce côté, alors même que nous nous inquiétons des efforts de son successeur pour briser chacune de ses réalisations.

Invincibles mais vulnérables

Quelles que soient les critiques que nous puissions faire à notre premier président noir, nous ne pouvons pas nier l’importance de sa présence dans le bureau ovale. Le fait de le voir traverser la pelouse de la Maison Blanche, qu’il apparaisse quotidiennement à la télévision, que sa photo soit fréquemment à la première page de nombreux journaux à travers le monde, qu’il remplisse la Maison Blanche d’invités afro-américains pendant les célébrations du mois de l’histoire des Noirs [Black History Month] ou à d’autres occasions, que Stevie Wonder et Aretha Franklin, ainsi que Beyoncé et Jay Z, participent régulièrement à des événements à la Maison Blanche, que des jeunes enfants de toutes origines aient vu cet homme comme le dirigeant de notre pays… tout cela a été d’une valeur incalculable dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité des personnes noires.

Depuis les années 1960, une mort venue trop tôt n’a cessé de hanter quelques-uns des plus célèbres leaders noirs.

M. Obama s’apprête à quitter ses fonctions, une présidence historique, alors que la nation célèbre le 15 janvier ce qui aurait été le 88anniversaire de Martin Luther King. Il est à mes yeux le seul qui puisse rivaliser avec lui pour la place du plus grand homme noir de l’histoire américaine. Ils sont liés par bien plus qu’une émulation pour le premier rôle dans les livres d’histoire. La mort violente les unit aussi, sinon par sa réalité du moins par sa présence menaçante.

Depuis les années 1960, une mort venue trop tôt n’a cessé de hanter quelques-uns des plus célèbres leaders noirs. Ce fut le cas de Martin Luther King et, avant lui, de Malcolm X (1925-1965) et de Medgar Evers (1925-1963). Quant à ceux qui ont survécu, ils étaient constamment menacés de mort. Le précédent dirigeant de la National Urban League, Vernon Jordan, a survécu à une tentative d’assassinat en 1980. Al Sharpton a été poignardé en 1991 alors qu’il s’apprêtait à prendre la tête d’une marche de protestation. Jesse Jackson a été la cible de multiples menaces de mort quand il s’est porté candidat à la présidentielle en 1988. Un paradoxe marque chacun de ces leaders. Ils paraissent invincibles mais restent vulnérables ; les héros sont tragiques, et les icônes sont, trop souvent, célébrées de manière posthume.

La constante possibilité de la mort d’Obama a suscité plus que de la peur. Elle a conduit à ce que sa survie devienne un élément crucial dans l’appréciation de sa présidence. Le fait même de son existence a été une véritable réussite raciale. Elle a poussé les Noirs à revoir à la hausse la note qu’ils lui accordaient.

Certes, ce n’est pas comme si ses réalisations étaient minimes. Ce président a empêché notre pays de sombrer dans une dépression économique. Il a fait en sorte que davantage d’Américains aient accès à l’assurance maladie. Il est parvenu à un accord avec l’Iran sur le nucléaire. Il a sauvé le secteur de l’automobile. Et, comme il l’a lui-même rappelé dans son discours d’adieu, le 10 janvier 2017, il a éliminé Oussama Ben Laden.

Nous étions fiers de sa grande intelligence et de son talent politique. Et, pourtant, nous avons aussi excusé le président Obama d’avoir fait ce qui pourrait sembler si peu pour les Noirs. C’est comme si le fait qu’il survive aux attaques dont il faisait l’objet était porté à son crédit, tout le reste n’était au fond que du bonus. Les critiques émises par des Noirs étaient perçues comme une complicité avec le mal.

Un meurtre symbolique

Cette même interprétation éclaire la façon dont nous percevons l’ascension de notre 45e président. Nous avons le sentiment que ce pays ne laissera tout simplement pas un homme noir survivre à cette fonction. L’homme qui a déversé tant de haine sur le président Obama est maintenant celui à qui il doit céder sa place. Le triomphe de Donald J. Trump est particulièrement difficile à avaler, car il signe en quelque sorte la mort de l’œuvre du président Obama. M. Trump était le porte-parole le plus bruyant du mouvement raciste qui mettait en doute le fait que le président Obama est né aux Etats-Unis. Il a attisé une haine raciale revencharde contre le président et cela aurait pu se terminer violemment.

Le meurtre symbolique du président Obama, de son intelligence et de sa dignité est d’autant plus difficile à supporter que son successeur sera le plus inexpérimenté et possiblement le plus incompétent à occuper ces fonctions. Bien entendu, il n’est pas exclu que M. Trump se montre capable d’apprendre rapidement, qu’il fasse autre chose que quelques gros titres et de revenir sur le bilan du président Obama. Mais il faudrait qu’il en démontre l’envie.

En décembre, un sondage affirmait que pour 62 % de Noirs, l’élection de Barack Obama était l’événement le plus important survenu au cours de leur vie

Il pourrait faire pour les Américains noirs ce que le président Obama a refusé ou pensé qu’il n’était pas capable de faire : rencontrer le caucus noir du Congrès tôt et fréquemment au cours de sa présidence. Et s’il s’occupait du chômage des Noirs et du besoin de création d’emplois, il irait dans la bonne direction.

En décembre, un sondage affirmait que pour 62 % de Noirs, l’élection de Barack Obama était l’événement le plus important survenu au cours de leur vie. Ils n’étaient que 14 % à citer l’assassinat de Martin Luther King. Ces chiffres m’ont surpris. J’avais 9 ans lorsque le pasteur King est mort et l’image de son sacrifice ne pourra jamais être effacée des mémoires des Américains noirs. Son œuvre ne pourra jamais être éclipsée, ou cesser d’inspirer ceux qui veulent transformer la vie de mon peuple.

Barack Hussein Obama est l’une des plus grandes figures dans l’histoire noire et américaine. Son ascension improbable n’est pas seulement, comme il voudrait le croire, le bel achèvement de la trajectoire d’un exceptionnalisme américain. C’est également le triomphe d’une vie noire improbable, qui a grandi dans une communauté où la mort était devenue la norme pour certains de ses leaders les plus talentueux.

Nous sommes extrêmement heureux qu’il s’en soit sorti vivant. Nous sommes profondément déçus que l’homme qui lui succède et nombre de ses électeurs haïssent ce qu’il incarne.

 

Michael Eric Dyson

(professeur de sociologie à l’université de Georgetown (Washington, D.C.)

 

(Traduit de l’anglais par Céline Henne)

 

Professeur de sociologie à l’université de Georgetown (Washington, D.C.), Michael Eric Dyson est l’un des intellectuels noirs les plus en vue aux Etats-Unis. Il s’est attaché à défendre l’action de Barack Obama durant les deux mandats. Ancien ouvrier, il a étudié la théologie et a été ordonné pasteur baptiste. Il est l’auteur de diverses biographies, dont celles de Martin Luther King, de Malcolm X et du rappeur Tupac Shakur.

Source : Le Monde

 

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