Tii !! Ou la foi

1967-2017.

Tii mint qui ? Je ne sais plus. Je ne le savais même pas !

Tii, c'est ainsi que nous l'appelions, que tout le monde l'appelait, était notre "Mrabtaa".

En cette période là, je ne pouvais savoir que j'étais devant l'unique chance de rencontrer une Tii dans ma vie. Je ne le saurais que plus tard, quand il sera trop tard. J'ai aimé par contumace la seule personne au monde à qui je devais vouer un sur-amour dans cette première existence et par fidélité pour laquelle je devais tout faire pour la suivre au commencement de l'autre vie.

Je me souviens encore des rides qui sillonnaient son visage, quand elle se penchait sur le livre sacré d'Allah, l'âme sereine. Ses lèvres sobres et sèches, ne s'arrêtaient jamais de nuit comme de jour de psalmodier les saints versets qu'elle ne se lassait jamais de fredonner comme pour elle-même.

Ses rapports avec nous se limitaient souvent à un doigt qui indique un ordre que nous étions les seules à déchiffrer par la force de l'expérience.

Rarement elle lançait un mot étouffé par la maitrise de règles nourries par une pudeur non feinte. Rarement elle répondait par "Akhraa", "Takhla'". Je crois qu'elle voulait dire "Oui" pour le premier et "certainement" pour le deuxième.

Ses directives étaient appuyées par un soulèvement significatif d'une paupière ou le haussement affectueusement, irrité d'un sourcil, frappé par le sceau d'une foi, acquise de génération en génération, qu'aucun de nous ne pouvait prétendre ne pas comprendre.

Dans le coin nord-ouest de sa tente usée par le temps et la violence des vents, elle avait disposé quelques boites de lait en poudre vides. Dans ces "coffres" improvisés, elle mettait régulièrement la recette de petites monnaies que nous lui apportions les lundis et les mercredis de chaque semaine. C'étaient les "ethneyn" et "Larab'a" que chaque étudiant coranique devait apporter à son maitre.

Je pensais intérieurement que la vieille femme était avare et avide. L'espièglerie me poussait parfois insolemment à me pencher par-dessus son épaule pour épier le geste rapide avec lequel elle mettait les sous dans la boite et la rapidité avec laquelle elle refermait le récipient, une lueur étrange de satisfaction dans les yeux.

Sa main ridée tremblait légèrement, quand elle remettait la boite à sa place dans le coin le plus sombre de son logis aux lambeaux étiolés par le temps et l'usure. Je pensais souvent à l'histoire d'Ali Baba et les quarante voleurs, tellement la scène était auréolée de mystère. Pauvre de moi !! Comme je ne pouvais savoir !

Tii accordait une attention particulière à deux de nos camarades : mamoudou et camara (Hugo comme nous l'appelions.). Un puular et un soninké. Les deux seuls negro-mauritaniens du groupe.

Elle tenait à les placer juste à proximité de son tapis de prière et suivait avec intérêt leur récitation. Je mettais cette attention particulière sur le compte de son amour invétéré pour l'argent. Les deux familles noires ne lui envoyaient que des billets, alors que nous autres lui donnions souvent des pièces.

Je ne pouvais savoir que déjà la sainte femme avait conscience que cette différence de pigmentation de la peau pouvait affecter la cohésion sociale.

Soumaré et Hugo étaient nos amis. Mais à chaque pose pour permettre à nos "alwah" (tablettes) de sécher au soleil, Tii insistait pour que nous jouions ensemble.

Aujourd'hui chère maman Tii, j'ai compris ton insistance et ton application à faire que la couleur ne nous sépare jamais. Aujourd'hui la plupart d'entre nous ont oublié Allah et Il leur a fait oublier qui ils étaient. Ceux qui perdent la fraternité et la justice dans la foi, ne réalisent jamais de but fiable. Ils évoluent dans les illusions, développent les inquiétudes et cultivent les cauchemars.

Le jour ou j'appris que Tii allait en pèlerinage, je du courir hors d'haleine de la médina "R" à l'aéroport de Nouakchott. Il fallait que je voie la vieille femme. Je ne pouvais imaginer Tii dans une boite métallique volant dans les airs. Je n'avais moi-même jamais vu un avion que de très loin. Dans mon esprit puéril l'oiseau du ciel ne pouvait être plus, qu'un gros cerf-volant, qui à la limite pouvait transporter quelques paperasses par exemple, pas plus.

Je pouvais voir de loin les pèlerins en rang pour entrer dans l'énorme appareil, qui à terre imposait son envergure.

Un policier me fit signe de m'éloigner. Je du contourner la clôture pour mieux voir. Tii n'était plus qu'une silhouette, parmi des dizaines de silhouettes qui s'engouffraient dans ce ventre béant qui allait les mener loin, très loin vers les terres bénites.

Mon cœur se serra. Mon premier amour que je ne me suis jamais avoué allait être englouti par le ciel de Dieu vers les entrailles de l'inconnu. J'eu subitement envie de pleurer. Tii était la notre. Personne n'avait droit de nous la ravir. C'était notre "Mrabtaa". Notre lumière dans la vie.

Tii dans un avion !!!?? Ce monde est truffé de surprises sauvages et indomptables.

Le géant fit trembler le sol. Comme un bélier furieux, recula, vrombit plus fort encore. Son corps titanique frémit violement. J'imaginais la vieille femme et fis mentalement une prière interne pour son salut. Le fauve se rua vers l'horizon avalant la piètre distance de la piste et après une course vertigineuse, se détacha paresseusement du sol, comme s'il allait atterrir au premier arrondissement voisin. Il finit en un point noir avalé par la cavité insondable du firmament.

Tii s'évanoui dans les airs en même temps que de ma vie.

C'était la dernière image de la personne qui avait moulé ma vie, ma foi; celle qui a planté les piquets inextricables de ma conscience et de mes rapports avec mon Créateur.

Tii en amassant pièce par pièce son billet vers la Mecque, avait pris soins patiemment et longuement de nous attacher à la corde d'Allah. Une corde si solide qu'elle ne se casse jamais.

Elle ne pouvait amasser l'argent pour l'amour de la fortune. Son but était beaucoup plus stoïque et plus noble. Faire les rites sacrés avec un argent pur.

Celui qui aime Dieu ne peut s'attacher aux sous. L'envoyé d'Allah n'a jamais connu la richesse. Il a vécu le plus clair de sa vie avec un peu de dattes et un peu d'eau. Aimer, collecter ou développer les fastes en son nom et par son nom constitue la plus ignoble des traitrises. Il le répétait lui-même : "Si ce monde valait pour Dieu le poids de l'aile d'un moucheron, il n'en aurait pas abreuvé un mécréant."

La foi ne se vend pas. Elle plane très haut au dessus de l'impureté de l'avidité et de la convoitise.

Exactement, comme Tii, notre "Mrabtaa" a volé au dessus de tout le monde pour sacrer la volonté de garder le Pacte de Dieu, malgré sa misère.

Tii !! Comme tu savais ! Et comme je ne savais pas que tu savais. Entêté que j'étais à te prêter une personnalité très loin d'être la tienne.

Ta grandeur n'était pas à la portée des regards profanes. Et ta beauté !! Tii ! Tu étais très belle dans ton voile noir, blanchi par la succession interminable des nuits et des jours.

Je vois maintenant toute ta beauté, que seul peut voir un lecteur attentif et un observateur attentionné à l'Art sublime que seule la main de l'architecte de l'univers peut sculpter. Loin très profondément loin des choses apparentes et futilement prétentieuses, tu étais une étoile timide qui apportait une lumière éclatante dans ce pauvre coin de ce pauvre monde.

Après toi, Tii, j'ai parcouru le monde. J'ai rencontré des érudits, des savants, des hommes de science, de grands penseurs. J'ai rencontré beaucoup d'hommes de Dieu, au service de l'argent. Ils n'avaient pas des boites vides de lait en poudres. Ils avaient des comptes en banque, des voitures des villas, des dizaines de têtes de bétails, des adeptes, des partis, des …

J'ai réalisé, ma chère "Mrabtaa" qu'Allah m'a donné la chance de rencontrer la seule Tii au monde. La personnification de la foi mauritanienne pure et limpide. Tu n'étais pas à négocier, à marchander ou à vendre.

Si je te dis combien je t'aime aujourd'hui et combien mon cœur se serre à l'idée de ne plus te voir dans ce monde. Ce monde qui a tellement besoin de fidèles de ta trempe.

C'est comme ça, quand j'ai rencontré le fils de ma tante Yeslem, que j'ai appris que notre "Mrabtaa" était revenue de la Mecque et qu'elle était morte.

Cette nouvelle prit un temps non négligeable pour s'incruster dans mon esprit. Je me sentis vaciller, le sol se dérobait sous mes pieds, ma vue se troubla. Je pensais que j'allais perdre connaissance. Puis bêtement je lançais à Yeslem : "Mais pourquoi? Elle est morte !! Mais! J'étais à l'étranger. Je ne l'avais pas vu récemment"

C'est en cette période que j'ai commencé à fréquenter sans discontinuer le cimetière. Des centaines de milliers de tombes. Des centaines de milliers d'épitaphes.

Personne n'avait pris le temps de marquer la place ou notre maitresse a été enterrée. Partout je devinais son corps maigre sous les débris désordonnés du cimetière anarchique de Nouakchott.

Un vendredi je réussis à pleurer un peu. Puis se fut la lumière aveuglante de la réalité brute, pure et dure.

Tii n'existait plus. Je ne verrai plus ses doigts arqués et durcis par l'égrènement continu de nuit comme de jour de son chapelet noirci par les ans. Un chapelet qui avait appartenu à sa mère, nous avait-elle dit un jour.

Mais quelque chose de Tii est en moi. Tii est dans mon cœur, dans mon sang, dans l'air que je respire dans mon amour pour la vérité, pour le sol dont les grains sont constitués de corps de ceux qui n'ont jamais trahi le pacte divin. Tii est en moi ! Je suis une continuité de cette partie d'elle, qu'elle a laissée en nous. Ces pages survivantes de notre "Mrabtaa", je ferai tout pour les garder. Je ferai tout pour les défendre. Puisse Le Seigneur des mondes visibles et du mystère, faire que mes enfants les transmettent aux leurs, jusqu'au jour de la rétribution. Tii est immortelles. Au cimetière, il n'y a que poussière revenue à la poussière. L'essentiel est en haut. Très haut, auprès du Très Haut.

Mohamed Hanefi

Koweït

 

(Reçu à Kassataya le 29 décembre 2016)

 

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