Vivre et laisser vivre

Cette phrase est d’abord un appel à respecter chaque individu pour ce qu’il est. Elle nous enjoint à vivre auprès de ce qui est différent de nous, de ce qui contredit parfois notre mode de vie, à protéger la différence plutôt qu’à la pointer.

«Vivre et laisser vivre». C’est sur cette phrase que je voudrais terminer mon année et vous souhaiter mes meilleurs vœux pour celle qui s’annonce. Cette phrase est un peu mon mantra, ma devise, mon guide. Sous son apparente simplicité, elle définit un véritable art de vivre, une philosophie du rapport à l’autre.

Cette phrase je l’ai découverte dans un livre merveilleux de Stefan Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, publié en 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale. Dans ce livre mélancolique, crépusculaire, un Zweig vieillissant revisite ses jeunes années dans la Vienne du début du siècle et il s’interroge sur le basculement de l’Europe dans la nuit fasciste. L’écrivain autrichien comprend alors qu’il a vécu la fin d’un monde et que sans s’en rendre compte, tout ce qui l’a construit en tant qu’homme et en tant qu’artiste, a disparu. «Mais cela, écrit-il, nous l’apprenons toujours trop tard». Et peut-être me dis-je, sommes-nous aujourd’hui même dans la même situation. Aveugles à ce qui se passe, indifférent à la faillite de nos modèles sociaux, de nos utopies, de notre goût pour la liberté.

«Vivre et laisser vivre» a été pendant longtemps la devise de Vienne. «Une maxime qui, encore aujourd’hui, me paraît plus humaine que tous les impératifs catégoriques, et elle s’imposait irrésistiblement à tous les milieux», écrit le romancier. A l’époque de Zweig et de ses amis, la capitale autrichienne est un haut lieu de culture et d’échange. Dans ses cafés, peintres, musiciens, écrivains, dramaturges et psychanalystes, partagent leurs passions. Ici, on se fiche que vous soyez juifs, tziganes, tchèques, allemands, riches ou pauvres. On ne se méfie pas du cosmopolitisme, au contraire, on le favorise. On veut faire de Vienne un phare qui attire tous les grands esprits de son temps. Pourtant, la ville de Freud et de Klimt est déjà dirigée par un maire d’extrême droite et Stefan Zweig mettra longtemps à regarder en face les démons qui s’annoncent.

Cette phrase est d’abord un appel à respecter chaque individu pour ce qu’il est. Elle nous enjoint à vivre auprès de ce qui est différent de nous, de ce qui contredit parfois notre mode de vie, à protéger la différence plutôt qu’à la pointer. A laisser vivre tant que je peux vivre moi et réciproquement. Ne pas chercher à faire l’autre à son image. Ne pas imposer son goût, son Dieu, son mode de vie, ses normes à notre voisin. Ne pas s’offusquer contre celui qui aime différemment, qui croit différemment ou pas du tout. Ne pas ériger la norme sociale au rang de vérité, au point de condamner à mort le paria, le marginal, le différent. Laisser vivre dit la formule. Mais elle dit «vivre» aussi, comme une injonction joyeuse, un appel à la liberté et à profiter du temps si court qui nous est donné. Trop court pour le gâcher à s’embarrasser de fausses conventions, de tartufferies, de mensonges.

«Ni à l’école, ni à l’université, ni dans le monde littéraire, nul ne m’a jamais suscité le moindre embarras ou témoigné le moindre mépris parce que j’étais juif. L’odieux instinct du troupeau, de la masse, n’avait pas encore la puissance répugnante qu’il a acquise depuis dans la vie publique; la liberté d’action dans le privé allait de soi à un point qui serait à peine concevable aujourd’hui; on ne méprisait pas la tolérance comme un signe de mollesse et de faiblesse, on la prisait très haut comme une force éthique.» Près d’un siècle après l’époque où fut portée à son comble cette maxime, sommes-nous capables d’une telle tolérance? Pouvons-nous aujourd’hui dire que nous arrivons à la cheville des Viennois d’avant 1914? Je suis certaine que nous aurions tout à gagner à laisser plus de place à chacun pour vivre sa courte vie tel qu’il l’entend. Nous serions à la fois plus heureux, plus performants, plus justes et infiniment plus créatifs, si nous regardions moins la paille dans l’œil du voisin pour nous occuper de la poutre qui obstrue notre regard. Si nous ne vivions pas avec l’idée qu’une femme doit être «comme ci», qu’un homme doit penser «comme ça», qu’un pays doit donner «telle image» plutôt que telle autre. Que 2017 soit pour tous une année de bonheur et de liberté.

 

Leila Slimani

 

Source : Le360.ma (Maroc)

 

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