REPORTAGE. À la rencontre des élèves africains de l'ENA, ces futures élites politico-administratives qui représentent environ un tiers des élèves étrangers.
L'évidence d'une vocation tient parfois en quelques mots. Des « affinités » avec le droit public et « tout ce qui est administratif et constitutionnel » pour elle. Le « prestige », la « réserve », ou la « prudence » pour lui, qui se rêve diplomate « depuis la tendre enfance ». Narjes Tira, magistrate tunisienne de 36 ans, et Sidi Mahdi Mardakli, un Nigérien de 29 ans, ont fait leur rentrée à l'École nationale de l'administration (ENA) en septembre. Plus âgés que leurs condisciples français, et surtout dotés d'une expérience dans la fonction publique, ils viennent grossir les rangs de la nouvelle promotion – dont le nom sera débattu en février. Dans le jargon de la prestigieuse école strasbourgeoise, on les appelle les « ciliens », pour cycle international long (CIL). Originaires d'Allemagne, du Japon, d'Inde ou encore du Koweït, ces élèves étrangers ont été présélectionnés par les ambassades françaises de leurs pays d'origine, avant de passer, à l'instar des Français, des tests écrits et oraux corsés. Ils vont désormais partager avec eux une partie de la formation initiale : 14 mois alternant enseignements théoriques et stages. Cette année, sur 123 élèves, on dénombre 33 ciliens de 27 nationalités, dont 10 Africains.
« Être à la hauteur des espérances de la Tunisie »
« C'était un rêve pour moi de venir à l'ENA », glisse Narjes Tira. Cette multidiplômée (maîtrise en sciences juridiques, politiques et sociales, master en droit communautaire et relations euro-maghrébines, ENA tunisienne) a intégré le tribunal administratif de Tunis en janvier 2010. Un an plus tard, tandis que le régime de Ben Ali vacille, cette instance judiciaire voit son rôle évoluer au fil de la transition démocratique. Longtemps cantonnée à une fonction consultative sur des projets de décrets, elle est alors amenée à statuer sur de nombreux litiges liés aux processus électoraux, et à accompagner les transformations politiques, sociales et culturelles de la Tunisie. « On a assisté à un boom de textes de loi, à des débats sur leur valeur mais aussi sur les libertés. Avec la nouvelle Constitution de janvier 2014, de nouvelles jurisprudences se préparent et c'est très important », explique la magistrate, qui se dit « chanceuse » d'assister à ce processus transitionnel. « Nous sommes dans une période de labeur et la Tunisie a besoin de toutes ses compétences. Je dois me perfectionner davantage pour être à la hauteur des espérances de mon pays », ajoute-t-elle. À l'été 2015, décision fut ainsi prise, en accord avec le tribunal administratif de Tunis, de tenter l'ENA. Neuf mois et une série d'épreuves d'admission plus tard, Narjes Tira apprend qu'elle peut plier bagage, direction Strasbourg.
Un millier d'élites africaines sorties de l'ENA
Depuis sa création en 1945, l'ENA a formé 3 575 élèves étrangers en cycle long – il existe aussi des formations courtes – dont un tiers sont originaires du continent africain. Pour la majorité de ces diplômés qui s'orientent vers la haute fonction publique dans leur pays, la formation à l'ENA peut conférer certains privilèges. « Au Sénégal, le poste de secrétaire général de la présidence est la chasse gardée des sortants de l'ENA », assure Yoro Dia, président de l'association sénégalaise des anciens de l'ENA. « Ce sont des personnes qui maîtrisent le fonctionnement de l'administration et les questions de modernisation de l'État », précise-t-il. Le Sénégal est le troisième pays d'Afrique subsaharienne en nombre d'anciens élèves de l'ENA, derrière le Cameroun et Madagascar, et devant la Mauritanie et le Gabon. On croise les sortants de cette fabrique à élites dans les administrations publiques, les cabinets, les ministères, les ambassades… Tous n'ont cependant pas vocation à devenir technocrates. Certains font carrière dans le privé – « Les mauvais énarques ! », plaisante Yoro Dia. D'autres se lancent en politique. C'est le cas, par exemple du Sénégalais Abdoulaye Baldé, maire de Ziguinchor et ancien ministre des Forces armées d'Abdoulaye Wade, qui a annoncé sa candidature à la présidentielle sénégalaise de 2017. Avant lui, quelques sortants de l'ENA ont accédé aux plus hautes fonctions de l'État : Nicéphore Soglo (président du Bénin de 1991 à 1996), ou Edem Kodjo (Premier ministre du Togo de 1994 à 1996, puis de 2005 à 2006).
Une école d'application
On dénombre une dizaine d'ENA sur le continent africain. Qu'est-ce qui attire les étudiants africains à Strasbourg ? Une formation « ciblée » et « renouvelée », nous dit Narjes Tira. S'échappant d'un « séminaire de négociation » le Nigérien Sidi Mahdi Mardakli pointe, lui, l'accent mis sur « des cas pratiques » via des « simulations » pour enseigner la négociation internationale. Un sujet, et une façon de l'aborder, jugés novateurs par cet élève qui vise une carrière dans la diplomatie. « L'ENA est une école d'application », aime à rappeler Bénédicte Arnould, directrice adjointe de la formation. « Il y a peu de conférences, mais plutôt des tables rondes, des partages d'expérience, des mises en situation, des modes de travail collectifs, une prise en compte croissante du numérique, une interdisciplinarité et une interculturalité », énumère-t-elle. Le tout, dispensé par des intervenants divers. Cadres supérieurs de l'État, universitaires, élus, responsables associatifs… L'école entend ainsi s'extraire des formats classiques d'apprentissage. Quant à l'accent mis sur l'administration française, il ne semble pas forcément rebuter les élèves étrangers. « Pour les élèves africains soucieux de renforcer les institutions dans leur pays, cette spécificité permet d'observer et de comparer, même si l'ENA et la France ne sont plus le modèle dominant en Afrique francophone », note Mathieu Leclerc, chef du département Afrique Moyen-Orient.
L'atout du rayonnement de la francophonie
L'école du pouvoir à la française attire aussi chez les élèves étrangers des Japonais ou Chinois… qui s'intéressent à l'Afrique ! « Ce sont les africanistes des ministères, qui s'attendent à rencontrer à l'ENA des fonctionnaires africains. Ils se disent aussi qu'une meilleure approche de l'administration française va renforcer leur relation avec des États africains qui se sont inspirés du modèle français dans leur Constitution », observe Aurélie Royet-Gounin, directrice adjointe des relations internationales à l'ENA. Cette dernière évoque également un « frémissement » de la demande de formations spécifiques dans un contexte de développement des instances d'intégration politique régionales ou continentale. « On sent poindre dans certains pays un intérêt à placer des fonctionnaires familiers avec les enjeux d'Afrique francophone au sein de l'Union africaine, par exemple », note–t-elle. Une tendance qui permet à l'ENA d'élargir son offre de formations courtes et ses partenariats sur le continent.
À l'heure des choix
Et après l'ENA, que feront-ils ? Pour Narjes Tira, l'école ouvre le champ des possibles. « La formation me permet d'envisager une carrière à la fois dans la magistrature et l'administration tunisiennes », avance-t-elle, ne fermant pas la porte à un détachement dans l'administration en tant que technocrate. « On a vu certains magistrats administratifs être nommés ministres, secrétaires d'État ou chargés de missions durant la transition, et ça a été très positif en termes de rendement », affirme-t-elle. Quant à Sidi Mahdi Mardakli, son choix premier consisterait à servir son pays, le Niger. « Je peux intégrer le MAE, car je souhaite être diplomate. Je peux aussi proposer mon expérience et mon savoir-faire à l'ENA de Niamey, et créer des modules pour perfectionner l'enseignement », avance-t-il. L'évolution de l'environnement politique nigérien reste toutefois une variable déterminante pour son avenir. « La corruption est très présente au Niger. On observe aussi des pratiques de clientélisme, de népotisme, de sorte que les compétences et les talents des diplômés de l'extérieur ne sont pas forcément valorisés », regrette-t-il. Autant d'éléments susceptibles de rebuter ce bûcheur, qui a passé près de 10 années à viser des filières excellence. Titulaire d'un master en relations internationales de Norfolk, il a pu étudier aux États-Unis grâce à la bourse d'étude Fulbrigh. Ses conditions d'obtention sont très sélectives. Même chose pour les épreuves d'admission à l'ENA, en cycle long. Le taux de réussite, une fois passé le premier obstacle des présélections à l'ambassade française, dépasse à peine 4 % pour les candidats d'Afrique subsaharienne. « J'ai fait beaucoup d'efforts pour me former, je me suis battu pour étudier aux États-Unis et à l'ENA, et j'ai des ambitions pour développer mon pays. C'est un pays pauvre, il y a du travail. Mais quand vos objectifs professionnels vont à contre-courant de ceux qui dirigent le pays, et si ces dirigeants ne s'intéressent pas à vous, à quoi cela rime-t-il ? », s'interroge Sidi Mahdi Mardakli. Il a encore une année pour trancher sur son choix de carrière.
Agnès Faivre
Source : Le Point (France)
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