Le premier ministre indien et son double

Lorsque Jagdish Rai Bhatia a arrêté de se teindre les cheveux, sa vie a changé : il est devenu le sosie « officiel » de Narendra Modi. Chaque jour, il mesure la popularité du premier ministre.

 

La vie de Jagdish Rai Bhatia s’est transformée le jour où il a décidé d’arrêter de se teindre les cheveux. Il voulait, dit-il, qu’ils restent « en harmonie » avec ceux de son épouse. Lorsque, ce jour d’été 2013, M. Bhatia sort avec les cheveux blancs dans la rue, des regards interloqués se posent sur lui. « Mais vous êtes Narendra Modi ! », s’exclame son banquier. Quelques semaines plus tôt, le dirigeant de l’Etat du Gujarat était investi par son parti pour se présenter aux élections nationales. Il deviendra, en 2014, le premier ministre indien.

M. Bhatia, qui tient une « guest house » étudiante à Delhi, est son sosie parfait. Cheveux blancs frisottants plaqués en arrière, lèvres charnues, même les tuniques qu’il porte sont identiques à celles du dirigeant indien. Il a pris conscience de la nouvelle vie qui l’attendait il y a exactement deux ans et demi, lorsqu’en mai 2014, M. Bhatia part chercher un peu de repos dans la petite station d’altitude de Mussoorie, loin de la chaleur étouffante de Delhi.

Le soir de la victoire de M. Modi, la foule se précipite sur lui pour l’acclamer, et c’est sous escorte policière qu’il doit se rendre à la gare. Paresh Rawal, un député et réalisateur qui a le projet de tourner un film sur la vie de premier ministre, a immédiatement voulu le rencontrer. « Lorsqu’il m’a vu, Il a failli laisser tomber sa tasse de thé », se rappelle M. Bhatia dans un éclat de rire. Au moment de quitter le Parlement, une cohue de journalistes a abandonné sur le champ un ministre, un vrai, pour foncer sur M. Bhatia, un peu intimidé.

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Témoin de l’humeur et des inquiétudes d’un pays

En Inde, un sosie est plus fiable qu’un sondage pour mesurer la popularité d’un premier ministre. Dans un pays d’1,25 milliard d’habitants à la diversité immense, l’échantillon ne sera jamais assez grand pour vraiment connaître l’opinion d’un sixième de l’humanité. M. Bhatia sait comme personne, et sans doute mieux que le premier ministre lui-même, ce que les gens pensent de lui. « Sa popularité est intacte : je me fais toujours autant accoster dans la rue. On ne me lance que des compliments », assure-t-il, pas mécontent. Une impression que vient corroborer un sondage publié début septembre par le Pew Research Center, selon lequel 81 % des Indiens ont une image positive de leur premier ministre, après deux ans et demi de mandat.

Suivez les pas du sosie d’un dirigeant politique et vous en apprendrez beaucoup sur l’humeur et les inquiétudes du pays. Un étudiant lui a ainsi demandé s’il ne pouvait pas lui prêter une chambre dans son immense résidence, le prenant à témoin de la crise du logement dans la capitale. D’autres lui demandent d’accélérer des demandes diverses auprès de l’administration et se plaignent de la bureaucratie. M. Bhatia reçoit également des propositions malhonnêtes, « sans qu’il n’ait rien demandé », précise-t-il.

Il ignorait à quel point il faut une volonté de fer pour rester intègre en politique. Les passants le saluent en lui touchant les pieds, le laissent toujours passer devant dans une file d’attente. Signe que la popularité de M. Modi dépasse les frontières de l’Inde, son double a été vu en train d’être salué dans les rues de Londres, et pris en « selfie » par des Pakistanais à Dubai. C’était, il est vrai, avant que l’Inde n’attaque le Pakistan, fin septembre…

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Les divinités ont des avatars

Le problème de M. Bhartia est que personne ne croit qu’il est un sosie. Quand il explique, pour la énième fois, à son voisin dans le métro, que le premier ministre ne voyagerait tout de même pas sans garde du corps, voilà qu’on lui répond qu’il est « épatant » : « Vous vous déguisez en homme ordinaire pour vérifier que tout fonctionne bien dans la vraie vie. » Or si personne ne croit M. Bhatia, c’est à cause de M. Modi. En pleine campagne électorale, le candidat est apparu dans plusieurs meetings, aux quatre coins du pays, grâce à la technique des hologrammes. La preuve qu’il pouvait se dédoubler. Dans le conte épique du Ramayana qui berce l’imaginaire du pays tout entier, il n’est d’ailleurs pas rare de voir plusieurs personnages se partager une même identité. Les divinités ont bien des centaines d’avatars. Alors, pourquoi pas un premier ministre ?

M. Bhatia a fini par accepter son sort. Il n’essaie plus de dissuader les gens qu’il croise dans la rue. Il écoute les doléances, se laisse photographier, en ville ou dans l’avion. Il ne vote plus pour le Parti du Congrès, mais pour le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou de M. Modi. Il participe même aux campagnes électorales de quelques candidats du parti, en saluant la foule depuis les estrades. Il ne cache pas son goût pour cette nouvelle popularité, qui lui épargne les affres de la vie politique. En trois ans, un seul passant s’est aperçu de la différence entre lui et son double : les sourcils de M. Modi sont blancs, alors que les siens sont bruns.

Julien Bouissou
(New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde

 

Source : Le Monde

 

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