Musulmans, ils veulent s’engager

Médecins, patrons, avocats… une  nouvelle génération de  Français musulmans, pratiquants ou pas, a  décidé de s'impliquer dans la  gestion de l'islam après les attentats. Ils  évoquent leur parcours, leurs  idées, leur place dans la société.

 

C'est une génération de Français au parcours d'excellence que le terrorisme pousse à un engagement auquel, sans lui, ils n'auraient pas songé. Quarante et un médecins, chefs d'entreprise, ingénieurs, universitaires, avocats, -cadres supérieurs, hommes et femmes, " Français et musulmans " au curriculum vitae brillant, se sont déclarés " prêts à assumer – leurs – responsabilités " dans la gestion de l'islam, dans une tribune publiée par Le  Journal du dimanche le 31  juillet.

Après la commotion de l'égorgement du prêtre catholique Jacques Hamel, qui leur a  violemment renvoyé l'écho des moines de Tibéhirine, assassinés au printemps 1996 en Algérie, une évidence s'est imposée à eux : le silence n'était plus une option.

Il était devenu urgent que leur génération prenne en main l'organisation de l'islam en France, cet islam dont ils ont hérité la -culture. Eux, pratiquants ou non, qui ont intégré l'élite de leur domaine professionnel et possèdent les codes de la République, ont ressenti le devoir de s'impliquer dans cette entreprise. De devenir des acteurs de l'islam.

" Maintenant, on n'a plus le choix "

Leur engagement d'aujourd'hui, ils le décrivent d'abord comme un " engagement pour la France quand la maison France est en train de brûler ", selon la formule de la sénatrice (Parti socialiste, PS) de Paris Bariza Khiari. " Le sujet, c'est la France, confirme Pap'Amadou Ngom, chef d'une entreprise de conseil en systèmes d'information. Je ne suis pas pratiquant. J'aurais pu dire : l'organisation de l'islam, ce n'est pas mon sujet. Mais justement pour cette raison, j'ai pensé qu'il fallait que je contribue, car je suis citoyen. Et l'objectif, c'est de mettre en place les dispositifs permettant à cette religion d'exister dans la -République. "

La République, ils l'ont tous comme socle et comme boussole, mais une République qui traiterait impartialement tous ses citoyens, les musulmans comme les autres. " La solution, c'est d'en appliquer les valeurs. Mais de les appliquer vraiment, et à tout le monde ", tranche Abdel Rahmène Azzouzi, chef du service urologie du centre hospitalier universitaire (CHU) d'Angers. " Nous avons été biberonnés aux valeurs de la République, nous les avons faites nôtres, confirme Madjid Si Hocine, médecin lui aussi. Mais on ne nous les applique pas toujours. "

Beaucoup avaient intégré l'idée que la religion, c'est de l'ordre du privé. Mais ils font le constat que, pour les musulmans, cette affirmation est aujourd'hui largement fictive. " Nous ne sommes pas les représentants des musulmans de France, mais l'islam est devenu une affaire publique, il fallait une voix ", explique Najoua Arduini-Elatfani, responsable du développement d'une -entreprise de BTP.

" D'une certaine manière, ce n'est pas agréable de parler comme musulman, mais maintenant, on n'a plus le choix ", témoigne -Hakim El Karoui, chef d'entreprise, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, l'une des chevilles ouvrières de la tribune. " Nous avons le souci de ne pas usurper, nous n'avons pas la prétention de représenter les musulmans. Nous le faisons pour le pays ", ajoute Pap'Amadou Ngam.

Certains d'entre eux ont partagé des engagements associatifs, se sont fréquentés dans des organisations professionnelles, sont passés par le Club XXIe  siècle, qui promeut la diversité parmi les élites, et cela faisait déjà un certain temps qu'ils parlaient d'une initiative. " Nous ne sommes pas un groupe. Nous sommes une génération témoin de la réalité qu'elle vit et qui aujourd'hui fait le constat d'un échec de la gouvernance " de -l'islam en France, résume Abdel Rahmène Azzouzi. Après le meurtre du prêtre, ils ont précipité le mouvement.

Ils insistent sur l'hétérogénéité des Français musulmans. " Il faut arrêter de regarder les musulmans comme un bloc. C'est un patch-work ! ", s'agace Madjid Si Hocine. Mais ils partagent le sentiment de faire partie de " la grande majorité silencieuse musulmane ", comme le formule Sadek Beloucif, chef du service d'anesthésie-réanimation de l'hôpital Avicenne, en Seine-Saint-Denis.

" Tais-toi quand tu parles ! "

Cette majorité pour qui la " religion est intime ", qui n'a pas accès aux médias, qui se sent " caricaturée " par ceux-ci lorsque, pour parler de l'islam, ils donnent la parole à quelques rares représentants mis en avant par les politiques et dans lesquels ils ne se reconnaissent pas, ou à " des spécialistes " qui lui sont étrangers, mais presque jamais à des musulmans qui leur ressemblent.

Cette majorité silencieuse, accusent-ils, est aujourd'hui prise au piège d'une injonction paradoxale, sommée de condamner les attentats en tant que musulmans et, dans le même temps, à ne surtout pas s'afficher comme tel. " On nous dit : “Tais-toi quand tu parles !” ", résume Amine Benyamina, psychiatre et addictologue. C'est de cette impasse que les signataires ont décidé de sortir. " Il faut dépasser cette injonction paradoxale, car si on ne fait rien, on inquiète l'ensemble de la société. Il faut intervenir. Le silence gêné ne peut plus durer ", tranche Hakim El Karoui.

Il est pour eux urgent de trouver les moyens de s'adresser aux jeunes générations, auxquelles, déplorent-ils, plus personne ne parle. " Je crois à la vertu de l'exemple. J'ai le sentiment d'être devenu une espèce d'aîné qui peut montrer le chemin. La jeunesse, personne ne s'en occupe plus. Insulter l'avenir comme ça, c'est terrible ! ", s'indigne Madjid Si Hocine. Ils plaident en faveur d'une véritable bataille culturelle.

" Il faut toucher les jeunes à travers leurs propres outils. Répondre aux fous par les moyens modernes. On ne fera pas l'impasse d'une entreprise culturelle de grande envergure adossée à un discours idéologique ", presse Bariza Khiari. " La jeunesse qui a grandi avec le traumatisme du 11-Septembre aurait eu grand besoin de ne pas être montrée du doigt mais incluse, plaide Marc Cheb Sun, auteur et directeur de la revue D'ailleurs et d'ici. Mais c'est tout le contraire qui s'est passé. Si ce qui fait votre colonne vertébrale, qui vous est si cher – votre religion – , est capturé par des gens qui en font un crime et que la société française vous -désigne comme le problème, comment se -construire ? "

Or il est évident à leurs yeux que les institutions actuelles de la deuxième religion du pays seront incapables de conduire ce combat culturel. Et que le premier responsable de cette impuissance est le pouvoir politique. Paralysé par divers intérêts en conflit, le -Conseil français du culte musulman (CFCM), accusent-ils, est le fruit du choix fait par les gouvernements successifs de faire " sous-traiter " la gestion de ce culte aux Etats -d'origine des migrants qui se sont installés en France, au premier rang desquels l'Algérie, le Maroc mais aussi la Turquie. " L'Etat français n'a jamais voulu un islam de France, accuse Abdel Rahmène Azzouzi. C'est le signe que – les politiques – considèrent toujours -l'islam comme une religion étrangère à la -République. " Bariza Khiari n'est pas la seule à  y voir " des miasmes coloniaux ". " On nous dit : ces gens ne sont pas comme nous, ils -n'arrivent pas à s'entendre, ils ont besoin qu'on les organise ", enchérit Marc Cheb Sun, de la revue D'ailleurs et d'ici.

" Bureau des affaires indiennes "

Ils demandent la création d'une fondation de l'islam qui devrait prendre en main cette entreprise et être émancipée des Etats d'origine. " Je ne veux plus voir une seule âme étrangère rôder autour du CFCM. L'islam de France doit être géré par des Français uniquement. La maison commune, c'est la France, pas le Maghreb ! ", assène Abdel Rahmène Azzouzi. La gestion du culte par le CFCM, sous le parrainage de l'Etat, avec des imams formés à  l'étranger, parlant parfois mal le français, étrangers aux codes des Français, ne parvient pas à toucher suffisamment les jeunes, déplorent-ils. Selon Madjid Si Hocine, " il faut totalement rebooter le logiciel de la gestion de l'islam de France ".

Les signataires de la tribune ne rejettent pas tout rôle de l'Etat. Ils veulent que " la communauté s'organise en bonne intelligence avec les pouvoirs publics ", selon la formule de Pap'Amadou Ngom. Une fondation répondrait au besoin de " professionnalisme " pour gérer efficacement les flux financiers liés à la construction de mosquées, par exemple. Elle ne s'occuperait pas seulement de la dimension cultuelle, mais aussi de projets culturels, de recherche, de communication moderne. Objectif prioritaire : les jeunes générations.

Mais le nom de Jean-Pierre Chevènement évoqué par le président de la République, François Hollande, pour prendre la tête de cette fondation les fait douter des intentions du gouvernement. " C'est terrible ! Ça nous renvoie à l'indigénat. On n'est pas des majeurs incapables ! ", s'insurge Amine Benyamina. " Ça fait un peu bureau des affaires indiennes ", relève Madjid Si Hocine.

Le gouvernement voudra-t-il saisir la main qu'ils tendent ? En tout cas, eux qui, comme Abdel Rahmène Azzouzi, estiment " avoir fait une synthèse entre les valeurs de la République et celles de l'islam ", sont prêts à participer à une sorte de " constituante " qui permettrait de donner un nouveau départ aux institutions de la deuxième religion de France. Et, pourquoi pas, s'enflamme Abdel Rahmène Azzouzi,faire de ce modèle un article d'exportation capable de " rayonner dans le monde entier ! "

Cécile Chambraud

 

Source : Le Monde

 

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