La presse d’outre-Manche vote  » Brexit « 

Les Britanniques disent, jeudi, oui ou non à l'Europe. Leurs journaux ont tranché depuis longtemps.

Lundi : " Nouveau raid fiscal de l'UE sur la Grande-Bretagne ". Mardi : " L'UE ultra-toxique pour les retraites ". Mercredi : " La reine met en cause l'UE ". Ainsi a commencé la semaine du référendum pour les lecteurs du Daily Express (430 000 exemplaires quotidiens). Chaque matin, la " une " des principaux tabloïds britanniques scande des slogans hostiles à l'Europe et favorables au " Brexit ". " Independence day ", va jusqu'à proclamer le Sun, jeudi 23  juin, jour du vote, sur fond de soleil radieux se levant sur les îles Britanniques, appelant ses lecteurs à " libérer le Royaume-Uni de l'emprise de l'UE ".

L'extrême focalisation de la campagne sur l'immigration se nourrit aussi quotidiennement de leurs gros titres : " Laissez-nous entrer, nous sommes Européens ! ", proclamait par exemple le Daily Mail (1,6  million d'exemplaires) le 16  juin, sous la photo d'une famille de clandestins débusqués dans un camion. Le lendemain, le journal publiait un rectificatif : les migrants en question venaient d'Irak et du Koweït. Mais qu'importe.

Anti-européens, xénophobes et populaires, les principaux tabloïds offrent une caricature d'un phénomène plus large qui pèse lourd sur le scrutin de jeudi : depuis un quart de siècle, la presse britannique milite au quotidien contre l'Europe, multiplie les contre-vérités et attribue à l'Union tous les maux du pays. Dans ce paysage fantasmagorique où Bruxelles décide de la taille des préservatifs et interdit les bouilloires trop puissantes, la seconde guerre mondiale, l'image de l'Angleterre " seule à résister " et l'antigermanisme occupent une place étonnante.

Pour brocarder la vanité de l'accord obtenu en février à Bruxelles par le premier ministre, David Cameron, sur le " statut spécial " de son pays, et induire l'idée d'une traîtrise à la nation, le Sun l'avait déguisé en militaire et présenté devant une carte striée de flèches représentant l'invasion allemande, autrement dit l'UE (dont Boris Johnson a dit plus tard qu'elle empruntait le chemin d'Hitler).

82 % d'articles contre l'UE

Nulle raison de s'étonner, dès lors, que les journaux appelant explicitement à voter pour la sortie de l'UE se taillent la part du lion : 82  % des articles publiés pendant la campagne du référendum sont hostiles à l'UE, selon une étude publiée par l'université de Loughborough, qui inclut à la fois des journaux de qualité, comme le Telegraph, et des tabloïds comme le Sun (1,8  million d'exemplaires), le Daily Mail ou le Daily Express, de loin les plus lus. Les quotidiens qui, à l'inverse, défendent le maintien dans l'UE – le Guardian et le Financial Times – ont un grand prestige et une forte influence, mais une audience réduite, avec respectivement 180 000  et 210 000 exemplaires.

Quant à Rupert Murdoch, le milliardaire qui possède à la fois le Sun et le Times (400 000 exemplaires), il joue gagnant au référendum à tous les coups, puisque, marketing oblige, le premier titre soutient la sortie de l'UE, tandis que le second s'est prononcé pour y rester.

Le décor a bien changé depuis le référendum de 1975. A l'époque, les journaux britanniques étaient massivement pro-européens, et 67  % des Britanniques avaient voté pour l'adhésion à la Communauté économique européenne. La mutation s'est opérée à la fin des années 1980. Les partis politiques s'étaient alors ralliés à l'Europe, et la presse a commencé à les attaquer sur ce terrain. L'itinéraire de Boris Johnson, fils d'un ancien haut fonctionnaire européen, devenu correspondant à Bruxelles du Telegraph de 1989 à 1994, aujourd'hui figure de proue de la campagne anti-UE, apparaît emblématique du lien entre l'europhobie constante de la presse et la popularité actuelle du " Brexit ". A l'époque déjà, les rédacteurs en chef des principaux journaux étaient friands de papiers ridiculisant la bureaucratie européenne et montrant l'hostilité du continent à l'égard des Britanniques.

Boris Johnson s'est alors fait un nom avec des articles colorés et sarcastiques qui donnèrent le ton pendant longtemps, même s'ils étaient parsemés d'erreurs, comme ses discours actuels. " Cette manière de raconter reflétait et flattait le nationalisme de base de nombreux lecteurs – britanniques – , leur sentiment de supériorité et leur mépris à l'égard des étrangers ", a résumé, le 21  juin dans le New York Times, Martin Fletcher, qui fut correspondant du Times de Londres à Bruxelles après le départ de M. Johnson.

Si la campagne référendaire qui s'est achevée mercredi n'a pratiquement pas abordé les réussites de l'UE, si elle a même largement passé sous silence l'influence de Londres à Bruxelles, notamment dans la construction du marché unique, et les alliances nouées par les Britanniques sur le continent, c'est sans doute parce que les journaux, depuis des décennies, ignorent les réalisations de l'UE, ou les caricaturent au profit de clichés chauvins.

La domination des journaux eurosceptiques au Royaume-Uni est " unique en Europe ", observe Oliver Daddow, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Nottingham, et " elle a lourdement pesé sur la façon dont les responsables politiques britanniques considèrent ce qui est réalisable en matière de politique européenne ". En trois mois de campagne pourtant intensive, David Cameron a eu bien du mal à contrarier l'image repoussante de l'Europe diffusée jour après jour dans des millions de foyers, et qu'il a lui-même contribué longtemps à véhiculer.

Philippe Bernard

 

Source : Le Monde

 

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